S. Gruzinski: Les quatre parties du monde

Titel
Les quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation


Autor(en)
Gruzinski, Serge
Erschienen
Paris 2004: La Martinière
Anzahl Seiten
479 S.
Preis
€ 35,00
Rezensiert für 'Connections' und H-Soz-Kult von:
Céline Trautmann-Waller, Universität Paris 3, Institut d’Allemand

En partant d’ensembles politiques à visée planétaire ayant existé autrefois et non pas en suivant les découpages qui sont les nôtres aujourd’hui, ce livre à l’iconographie superbe fait revivre une « autre mondialisation » en interrogeant les précédents de celle que nous vivons dans des passés non européens, trop souvent ignorés ou déformés par européocentrisme, provincialisme ou goût pour l’exotisme et le primitif. Ainsi la monarchie catholique, « mosaïque planétaire constituée de pièces rapportées », a-t-elle été le berceau d’une première économie-monde, a-t-elle assuré le rayonnement international du maniérisme, premier style artistique à s’être épanoui simultanément sur plusieurs continents à la fois, a-t-elle si on peut dire « planétarisé l’Antiquité » tout en multipliant les face-à-face avec d’autres grandes civilisations du monde et en créant un espace qui se distingue par les circulations planétaires qui s’y déploient et qui l’irriguent.

La première étape de cette exhumation de la « mondialisation ibérique » est l’écho d’une catastrophe européenne dans les Amériques du XVIIe siècle : la consignation en 1610 de l’assassinat du roi de France Henri IV par le noble Indien Chalca Domingo Chimalpahin dans son Journal en langue aztèque. Ce Journal nous livre le regard d’un chroniqueur indigène de Mexico sur un monde où des Asiatiques débarquent en Amérique et où des Amérindiens du Brésil découvrent Paris. Gruzinski fait de la cartographie mentale de cet écrivain métis qui mêle au moins deux univers, la société amérindienne et l’Europe occidentale, le point de départ d’un décentrement qui lui permet de mettre à jour une « planétarisation des horizons » déjà ancienne, une « première synchronisation des hommes et des sociétés ». Celle-ci explique les innombrables références des contemporains de Chimalpahin aux « quatre parties du monde » (Europe, Asie, Afrique, Nouveau Monde) qui ont donné leur titre au livre.
Pour Chimalpahin ces quatre parties composent un monde dont la capitale est Rome et dont le « seigneur universel » est le Roi d’Espagne, membre d’une dynastie qui règne alors sur une partie de l’Europe, sur les côtes de l’Afrique, Goa, Macao, les Philippines, dominant également l’Amérique depuis la Terre de Feu jusqu’au Nouveau-Mexique. Le défi relevé par Gruzinski consiste donc à « remettre ensemble des éléments apparemment aussi disparates que l’assassinat de Henri IV, l’écriture indienne dans le Mexique espagnol et l’intérêt des habitants de Mexico pour le Japon des Tokugawa » et, plus largement, à reprendre, comme il le dit, l’étude des « désenclavements planétaires » (Pierre Chaunu) ou des « recouvrements de civilisations » (Fernand Braudel). Cette exigence le pousse à s’attarder sur les dangers de l’européocentrisme tout autant que sur ceux des « rhétoriques de l’altérité ». Même la World History, dont l’exemple encourage à franchir les vieux horizons nationaux, a une démarche qui ne lui paraît pas toujours dénuée d’ethnocentrisme, son approche macro-historique sacrifiant par ailleurs l’étude en profondeur des situations et des êtres qui lui tient à cœur. Seule une histoire culturelle décentrée, attentive au degré de perméabilité des mondes et aux croisements de civilisations, peut, à ses yeux, nous permettre de saisir ces « histoires connectées » qu’il veut reconstituer en suivant l’exemple de l’historien de l’Asie et du Portugal Sanjay Subrahmanyam.

En exhumant ces connexions historiques, il s’agit de se demander comment et à quel prix les mondes s’articulent à l’échelle de la planète. Gruzinski préfère le terme de « mobilisation ibérique » à ceux d’expansion ou de dilatation, parce qu’il rend mieux compte selon lui d’une dynamique en profondeur qui déclenche des emballements se précipitant les uns sur les autres sur tout le globe, provoquant « des changements perpétuels d’échelle qui se répercutent aussi bien sur le destin des êtres que sur celui des choses ». Dans la deuxième partie du livre ces emballements sont étudiés à partir de différents parcours nomades qui donnent une idée des hommes et des milieux qui portèrent la mondialisation ibérique dans ses dimensions politiques, religieuses, économiques et artistiques, ou à partir d’objets voyageurs ou porteurs de traces de migrations, comme ce paravent japonais retraçant la Bataille de Lépante.

Les livres occupent dans ces voyages autour du monde une place essentielle. Signes d’une mobilisation ibérique qui est autant affaire de rentabilité que d’intérêt scientifique ou de curiosité, ils tissent une toile planétaire, permettent que le lointain fasse irruption dans le proche, que ce qui était inconnu hier devienne familier. Les rapports entre le local et le global ne sont alors pas plus faciles à démêler hier qu’aujourd’hui, les effets en retour se multiplient, et, déjà, il faut imaginer l’insertion des acteurs dans un ensemble multidimensionnel pour rendre compte de cette autre modernité qui ne passe pas par la construction de l’Etat nation, ni par la marche vers l’absolutisme ou par le triomphe de la science et du rationalisme cartésien. Elle met en jeu d’autres espaces, d’autres configurations politiques, d’autres imaginaires et d’autres acteurs, qui ne sont pas seulement européens. Si la dynamique ibérique constitue incontestablement l’un des indices les plus spectaculaires de la modernité qu’abritaient les marges de la Monarchie catholique, cette dernière est loin d’une modernité qui reste engoncée dans une perspective européocentrique et pour lui rendre justice il faut tenir compte d’un « reste du monde » qui n’est pas un décor exotique mais un acteur.

C’est en centrant le regard sur les villes, creusets où se façonnent les liens entre les quatre parties du monde, que Gruzinski nous fait ensuite découvrir ces acteurs. Mexico par exemple profita du décentrement que provoquèrent les avancées de la mondialisation ibérique et inspira une nouvelle vision du monde. L’indigénisation accélérée des métiers européens, les métissages linguistiques, l’émergence de nouveaux acteurs urbains sont autant de phénomènes qui permettent de montrer que le métissage sous la domination espagnole de Mexico ne se réduisit pas à une « déculturation brutale » ou à une « progressive hispanisation des masses indigènes ». Il faut au contraire, comme Gruzinski le montre très bien, se demander si la capacité de multiplier les centralités mi-réelles, mi-virtuelles n’était pas l’un des ressorts de la mondialisation ibérique.

Différents millénarismes se conjuguent évidemment dans ces discours sur les quatre parties du monde mais ce sont bien d’autres imaginaires encore qu’il faudrait répertorier pour cerner ce que recouvre par exemple tel vers du poète Balbuena dédié au souverain espagnol : « En toi se rejoignent l’Espagne et la Chine … ». Et c’est bien la force des analyses de Gruzinski que de montrer combien l’occidentalisation de l’Amérique va de pair avec la construction perpétuelle d’un horizon asiatique, d’une Asie de rêve, signe de cette prolifération des connexions entre les mondes. Il n’est pas sûr toutefois que cette prolifération créé une réelle continuité entre les quatre parties du monde, et Gruzinski montre aussi que « la scène de la Monarchie catholique permet avant tout de capter des amorces, des coups d’essai, des « premières », souvent chaotiques et portées par des initiatives individuelles ».

Le regard s’attarde ensuite sur les passeurs entre ces mondes et leurs compétences à confronter des croyances, des langues, des mémoires, des savoirs jusque-là inconnus avec ce que pensaient et croyaient les Européens. Gaspar da Cruz, auteur du premier ouvrage moderne sur la Chine, Garcia da Orta, d’une somme sur les plantes de l’Asie, le franciscain Sahagún, d’un livre sur Mexico, sont autant d’ « experts » appartenant au monde de l’Eglise, à celui de l’administration ou de l’Armée qui, comme les médecins, les cosmographes et les ingénieurs, participèrent à une gigantesque entreprise de collecte et de filtrage de l’information qui s’amorça alors à l’échelle planétaire. La force de ces experts est leur expérience du terrain, expérience physique, quotidienne et inlassablement répétée du monde local, associée à un apprentissage oral. Même si leurs cadres de pensée imposent une limite à cette prolifération des savoirs sur l’Amérique ou l’Asie, cette expérience leur permet de décrire des mondes nouveaux, de combattre des préjugés, de capturer « les myriades d’interactions qu’engendre la présence ibérique dans les autres parties du monde ». L’observation suppose une proximité, voire une connivence avec les sociétés et les terres observées, c’est pourquoi tous les experts évoqués par Gruzinski inventent et développent des manières de lier l’Europe et les mondes qu’ils ont adoptés ou dont ils sont originaires. Cette liaison implique évidemment aussi une indianisation ou une africanisation des choses de l’Europe, tandis que, sur place, la collecte planétaire entraîne des contacts et des échanges. C’est ainsi que s’élabore lentement, progressivement « un tissu de relations qui, au prix d’innombrables affrontements et complicités, a construit la mondialisation ibérique et connecté entre elles les terres de la Monarchie catholique ».

Dans la dernière partie de l’ouvrage Gruzinski pousse plus loin l’analyse des rapports entre métissage, occidentalisation et globalisation. En se demandant pourquoi la mondialisation n’a pas abouti au mélange généralisé des formes et des styles, il s’agit d’attirer l’attention sur une mondialisation ibérique qui, certes, métisse en occidentalisant et occidentalise en métissant mais qui est caractérisée aussi par « des blocages qui ne se confondent ni avec les brutalités de la domination coloniale, ni avec la rigidité dogmatique de la Contre-réforme catholique ».
Si l’on prend le cas des objets « matérialisant l’onde de choc de la mondialisation ibérique » (salière de cristal venue d’Inde, gobelet en corne de rhinocéros fabriqué à Goa et à Lisbonne, pierres bézoards et autres curiosités), on constate qu’ils restent indissociables des rapports de force qui les ont vu naître, victimes de l’exotisation, vecteurs de la christianisation ou symboles du pouvoir royal. Ni dans le commerce, ni dans la religion, la politique, la connaissance ou le goût, il ne peut donc être question d’une simple circulation et il faut pousser l’analyse plus loin pour essayer d’analyser en profondeur la complexité des enjeux et des formes de domination à l’œuvre dans la mondialisation ibérique. Gruzinski estime que ceux-ci apparaissent souvent mieux dans les objets ou les images que dans les sources écrites, et, tout comme dans le cas des grotesques analysées précédemment dans son livre La pensée métisse, ses analyses d’une érudition et d’une virtuosité exceptionnelles nous en convainquent aisément.

S’attardant sur différents manuscrits, Gruzinski constate que l’occidentalisation conduit les artistes indigènes moins à produire des œuvres standardisées qu’à explorer un vaste éventail de formes en s’adonnant à toutes sortes de variations entre la manière traditionnelle, les prototypes européens et les modes du temps. Véritables « objets métis » ces manuscrits aux nombreuses sibylles, centaures et cupidons envahissent l’Inde et l’Amérique, nous interdisant cependant de nous en tenir à la vision d’une occidentalisation réductrice et uniformisatrice. En fait, il faudrait parler selon Gruzinski d’occidentalisations au pluriel, rapprocher occidentalisation et métissages, la tâche de ces artistes indigènes qui relient les mondes entre eux, étant parallèle à celle qu’assument les experts de la monarchie. Mais l’intensité des mélanges ne présume en rien de leur diffusion et de leur pérennité et tout métissage a des limites. Partant des éléments exotiques peu à peu introduits dans la peinture hollandaise, Gruzinski analyse les rapports entre art métis et art globalisé et fait des « perroquets d’Anvers » le signe d’une exotisation du « local » qui est le contrepoint exact de l’invisibilité obstinée du local dans les créations « globalisées » de l’Amérique. Ainsi la greffe néo-hispanique, composée à partir de ce qu’on pourrait appeler une « Europe portable », reste fondamentalement imperméable aux réalités locales. Les paysages peints au Mexique restent désespérément anonymes, ils sont occidentaux faute d’être véritablement européens, comme si le prix à payer pour l’accès au vaste monde était ce gommage de toute couleur locale. La domination ibérique diffuse donc aussi des éléments européens qui ne sauraient à aucun prix être partagés ou mélangés et cette fidélité au modèle européen et le refus – ou simplement l’absence – d’éléments mexicains sont autant une affaire de classe et de spécialisation professionnelle qu’une question de censure et d’imposition puisque le triomphe de la norme et la standardisation de l’art occidental plongent leurs racines dans les profondeurs sociales et politiques de la Nouvelle Espagne. Là, oeuvres métisses et œuvres occidentales se côtoient donc, mais les registres restent distincts et strictement hiérarchisés.

La « globalisation de la pensée » analysée ensuite par Gruzinski fonctionne de manière semblable. Quand les paradigmes européens se globalisent cela signifie qu’ils se mondialisent en se maintenant in vitro sans interaction ou presque avec le milieu qui les accueille. On peut ainsi observer dans l’Amérique de l’époque un « Aristote en vase clos », à tel point qu’il semble que la scolastique maintienne les esprits dans une sphère de cristal fermée sur elle-même dont les parois sont aussi transparentes qu’indestructibles. Atténuant très nettement l’idée des effets en retour, Gruzinski développe cette image de la sphère de cristal dont les barrières translucides laissent voir l’extérieur mais sans que l’on ait à communiquer avec lui, laissent découvrir le lointain sans pour autant le laisser la pénétrer. Même chez les « experts » les plus hardis et les esprits les plus ouverts il ne peut donc selon Gruzinski être question d’un « dialogue avec les pensées amérindiennes ». Pire, à Mexico la sphère « se plombe », devient plus rigide encore, à tel point que l’Académie mexicaine produit des « clones » de la pensée européenne qui accentuent l’efficacité de cette dernière sans en changer le contenu.
Ces analyses sont également étendues par Gruzinski à la globalisation des langages (le latin, les langues ibériques, l’italien, le langage des emblèmes, des symboles et des allégories), confirmant là aussi qu’au sein de la mondialisation ibérique « métissages, occidentalisation et globalisation sont des processus parallèles et simultanés qui se complètent autant qu’ils s’opposent ou se contrarient ».

Revenant dans son épilogue sur les différents messianismes et millénarismes qui flottent sur ces « quatre parties du monde », Gruzinski laisse percer son irritation contre les Matrix et autres Terminator qui prétendent aujourd’hui incarner un imaginaire intercontinental rendant compte des bouleversements de la planète en se servant d’un métissage de surface pour universaliser une vieille base occidentale, en recyclant toujours les mêmes croyances, tel le combat de l’Elu contre les forces du mal. Face à eux survit péniblement une poignée de créations locales dont l’industrie hollywoodienne essaie de paralyser la diffusion avec des moyens bien plus subtils et pervers que la censure. La globalisation d’aujourd’hui ferait donc passer pour inéluctable et universel ce qui n’est que la domination d’une partie du monde sur l’autre. Il n’est pas sûr que ce soit là la première leçon que le lecteur retiendra de l’ouvrage. Ce dernier nous convainc très vite qu’il a existé il y a bien longtemps déjà une mondialisation, une globalisation, une occidentalisation et des métissages, et que ceux-ci sont indissociables les uns des autres mais une sorte de tension entre deux visions de l’ensemble de ces processus persiste. L’une, s’attachant plus aux productions métis, aux artistes indigènes soucieux de relier les mondes, aux « experts » sympathiques bien qu’ambigus, est soucieuse de nous montrer qu’on ne peut considérer la « mondialisation ibérique » simplement comme une occidentalisation uniformisatrice et réductrice. L’autre, qui paraît l’emporter à la fin, présente la globalisation comme une face sombre ou un effet pervers de la mondialisation qui, précisément, prédominerait aujourd’hui. Mais qu’est-ce qui nous permet d’affirmer que les « hommes et les femmes qui jonglent avec les espaces, les distances, les climats, les sociétés, qui court-circuitent les traditions et les mémoires, et qui s’attachent, vaille que vaille, à rendre synchrones des histoires que tout séparait » décrits par Gruzinski, n’existent plus, que leur modernité « n’est pas le privilège de nos contemporains » ? Par le décentrement revendiqué et la respiration différente, « planétaire » si l’on veut, qu’il nous impose, par le close reading de tel ou tel symptôme, le livre de Gruzinski nous apprend peut-être avant tout que le « reste du monde », aussi « dominé » soit-il, n’est jamais un décor, même si l’on ne parvient pas à « dialoguer » avec lui, un des ressorts de ces produits internationaux, « étanches », « délocalisés » et presque déshumanisés de la globalisation, étant précisément d’essayer de nous le faire oublier.

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