Y. Gerhard: André Bonnard et l’hellénisme à Lausanne

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Titel
André Bonnard et l’hellénisme à Lausanne au XXe siècle.


Autor(en)
Yves, Gerhard
Erschienen
Vevey 2011: Editions de l'Aire
Anzahl Seiten
199 p.
Preis
URL
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Pierre Jeanneret

De nombreux articles de presse, opuscules divers, mémoires de licence ou chapitres de livres (dont la plupart centrés sur son très médiatique procès de 1954) avaient déjà été consacrés à André Bonnard. Manquaient cependant une solide biographie et un ouvrage de synthèse qui rendissent compte à la fois des engagements politiques et du legs intellectuel de l’éminent helléniste. Ces lacunes historiographiques sont désormais comblées, grâce à la plume élégante d’Yves Gerhard, ancien professeur de grec au gymnase, également auteur d’un ouvrage sur l’écrivain et homme de radio Paul Budry, et animateur de nombreuses activités culturelles dans le cadre des Amitiés greco-suisses. Sans doute son livre, aux yeux de l’historien, présente-t-il quelques défauts: ainsi le choix d’une bibliographie «éclatée», à la fin de chaque chapitre, nous paraît peu judicieux. Par ailleurs, les chapitres sont d’un intérêt inégal. Mais ce sont là des critiques mineures, qui ne remettent pas en question la qualité générale de l’ouvrage. Il faut relever d’abord la parfaite honnêteté intellectuelle de l’auteur, alors même qu’il ne partage nullement les idéaux politiques qui furent ceux du maître. A travers de longues citations, le livre donne en outre la parole à André Bonnard lui-même, et à ceux qui l’ont bien connu: anciens étudiants et compagnons de lutte. Il nous permet aussi de découvrir des facettes méconnues du personnage et des écrits oubliés, comme ces nouvelles pacifistes parues en 1916 et 1917, Un lâche?... Un héros?... et Fritz: l’ennemi. Elles constituent, on le verra, une étape dans l’évolution politique de l’homme. Dans une seconde partie, qui justifie le titre de l’ouvrage, Yves Gerhard évoque l’apport des successeurs d’André Bonnard, la situation du grec à l’école secondaire, et d’autres aspects de l’hellénisme à Lausanne.

Issu d’une vieille famille libérale et protestante rattachée à l’Eglise libre, appartenant, comme les Lasserre, les Guisan ou les Rivier, à la «bonne société» lausannoise, pépinière de professeurs d’Université, André Bonnard abandonnera totalement la religion chrétienne et refusera toute transcendance. Mais on peut dire que, d’une certaine manière, il les transposera dans une foi trop souvent aveugle envers le socialisme soviétique, dans lequel il croira voir l’humanisme des temps nouveaux… jusqu’à la terrible désillusion causée par la répression de l’insurrection hongroise en 1956. Profondément frappé par la guerre de 1914–18 et son exaltation des vertus belliqueuses, il se montrera critique envers un enseignement traditionnel souvent abrutissant et nationaliste: «‘Penser suisse’, expression déjà suspecte. On ne pense ni suisse ni samoyède: on pense tout court, ou on ne pense pas.» Ses positions pédagogiques le rapprochent d’un Henri Roorda ou d’un Edmond Gilliard. En 1928 – sans thèse! – il est nommé à la chaire de grec ancien de l’Université de Lausanne. Il y devient très vite un professeur hors norme, captivant, un maître à penser prestigieux, doté d’un véritable charisme, qui va marquer une génération d’étudiants

Comme pour d’autres intellectuels, c’est la guerre d’Espagne, puis la Seconde Guerre mondiale qui vont déterminer toute son évolution antifasciste et philocommuniste ultérieure. Fasciné par la résistance des armées soviétiques à l’hitlérisme, il devient le prototype du «compagnon de route» du Parti du Travail, auquel il n’adhérera cependant jamais, par indépendance d’esprit. Quant à la direction du POP, elle préfère disposer en lui d’une personnalité prestigieuse, cautionnant ses positions politiques, mais restée hors parti… En 1947, André Bonnard prononce une conférence qui sera publiée sous le titre Vers un humanisme nouveau. Réflexions sur la littérature soviétique: un véritable acte de foi en les pouvoirs de l’homme nouveau, et notamment de l’écrivain soviétique, qui travaille au «laborieux enfantement d’un monde meilleur». On peut certes reprocher à cette grande figure d’intellectuel d’avoir, comme bien d’autres, renoncé à tout esprit critique, de s’être illusionné sur la réalité de l’URSS stalinienne, de n’avoir rien voulu voir de la terreur et des camps. Il s’est surtout engagé dans le Mouvement des Partisans de la Paix, créé à Wroclaw en 1948 et qui, sous ses dehors généreux et pacifistes (l’Appel de Stockholm contre la bombe atomique) était en réalité une organisation satellite du mouvement communiste. La guerre de Corée, et les accusations portées contre les Etats-Unis d’y utiliser des «armes bactériologiques », ont exacerbé le climat de guerre froide. C’est dans cette atmosphère délétère qu’a lieu la fameuse «affaire Bonnard», trop connue pour qu’il soit nécessaire de la rappeler en détail ici. En deux mots, l’éminent helléniste est accusé d’avoir rassemblé des renseignements sur des membres du CICR (considéré par le camp communiste comme pro-américain), sur leur appartenance à des conseils d’administration, sur leur grade militaire, etc., des renseignements qui se révéleront assez banals et d’intérêt mineur. Le procès devant le Tribunal fédéral, en mars–avril 1954, aura un grand retentissement, il divisera l’opinion publique et l’intelligentsia locale. Un véritable mouvement de soutien s’organise autour de l’accusé. A juste titre, ce procès est aujourd’hui considéré par les historiens comme l’un des pics de la guerre froide en Suisse. Même s’il se solde par une peine très légère – avec la mort de Staline et la fin de la guerre de Corée, le climat international s’est singulièrement détendu – André Bonnard en sera profondément affecté. Il subira de surcroît la mesquinerie de plusieurs de ses collègues académiques. Comme l’écrira l’écrivain Gaston Cherpillod dans Promotion Staline: «Au fait, Bonnard avait commis une trahison. Il avait renié la classe dont il sortait. Les bourgeois s’acharnèrent contre lui avec passion.» Seul un vaste mouvement de protestation empêchera qu’il soit, au moment des événements de Budapest, exclu de la Société suisse des écrivains. Il mourra assez isolé le 18 octobre 1959, non sans avoir vu les épreuves de son magistral ouvrage Civilisation grecque.

Les prises de position politiques souvent discutables d’André Bonnard ne sauraient en effet occulter ce qui fut l’essentiel de sa vie: son oeuvre d’helléniste, comme traducteur, comme écrivain et comme «vulgarisateur», dans le sens le plus noble du terme, sur laquelle le livre d’Yves Gerhard apporte de précieuses lumières. Les traductions d’André Bonnard restent actuelles par leur langue à la fois musicale, moderne et compréhensible du grand public. Elles n’ont pas pris une ride. Car le grand helléniste a opté pour une traduction libre, non littérale, qui rajeunit les textes d’Eschyle, Sophocle ou Euripide, avec une prédilection pour le noble personnage féminin d’Antigone, incarnation de la résistance au nom de valeurs morales supérieures. Plusieurs de ses livres, comme Les dieux de la Grèce, ont été illustrés par l’artiste Hans Erni, qui partageait en gros les valeurs du maître, et aussi sa vision un peu idéalisée de la civilisation hellénique que Bonnard, de manière sans doute caricaturale, opposait à l’ordre romain brutal. Dans sa monumentale Civilisation grecque, il en montre cependant les ombres et les insuffisances: ainsi la situation des femmes, des métèques et des esclaves, ces exclus de la fameuse «démocratie athénienne». Traduit dans plusieurs langues, cet ouvrage qui ouvrit à de nombreux lecteurs les portes du monde hellénique, fut l’un des fleurons de la Guilde du Livre. Il est réédité aujourd’hui, conjointement au livre d’Yves Gerhard, par les Editions de L’Aire.

La seconde moitié de l’ouvrage, on l’a dit, est consacrée aux portraits des successeurs d’André Bonnard à l’Université. On pourra regretter que ces présentations, toutes plus généreuses les unes que les autres, frisent parfois l’hagiographie. Quant aux pédagogues et aux responsables de la politique scolaire, ils liront avec intérêt le plaidoyer d’Yves Gerhard pour l’enseignement du grec, hélas de plus en plus mis de côté au nom de valeurs utilitaires. Enfin l’auteur s’interroge, dans une conclusion qui certes n’apporte pas d’éléments vraiment novateurs mais constitue une belle synthèse, sur la dette de l’humanité envers les Grecs de l’Antiquité: qu’il s’agisse de la méthode historique fondée par Hérodote (dont André Bonnard a traduit Découverte du monde), aux genres littéraires – épopée, tragédie, comédie – de notre littérature, à l’immense apport des philosophes helléniques, à la langue qui porte les Evangiles ou les Epîtres de Paul, aux démonstrations mathématiques d’Euclide, à la méthode expérimentale en médecine avec Hippocrate, ou encore à l’influence de la statuaire grecque sur l’art de la Renaissance. Ainsi se clôt ce riche ouvrage qui se situe aux frontières de l’histoire politique, de l’histoire littéraire et de celle de la pensée.

Citation:
Pierre Jeanneret: Compte rendu de: Yves Gerhard: André Bonnard et l’hellénisme à Lausanne au XXe siècle. Vevey, L’Aire, 2011. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 62 Nr. 1, 2012, S. 174-177

Redaktion
Veröffentlicht am
12.12.2013
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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