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Titel
Grandeurs et misères de la presse politique. Le match Gazette de Lausanne - Journal de Genève


Autor(en)
Clavien, Alain
Erschienen
Lausanne 2010: Editions Antipodes
Anzahl Seiten
325 p.
Preis
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Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Carine Corajoud

C’est à travers l’image d’une compétition sportive, d’un match, qu’Alain Clavien caractérise les rapports ambivalents des deux principaux journaux suisses romands dès la fin du XIXe siècle: le Journal de Genève et la Gazette de Lausanne. Relations faites à la fois de proximité journalistique et de concurrence, pour préserver des parts de marché qui se font progressivement plus rares. À chaque étape, donc, la nécessité de se repositionner face à son rival et d’adopter des stratégies de différenciation. Alain Clavien reconstitue cette histoire en parallèle en plongeant dans les archives des deux organes et nous livre une étude particulièrement stimulante, riche d’une approche multidimensionnelle. Il met en évidence l’interdépendance de facteurs très divers, mais tous décisifs, dans la conduite des journaux: facteurs internes, liés aux personnalités, à la ligne rédactionnelle, au public, aux stratégies commerciales, aux investissements opérés; facteurs externes, selon le contexte local et international, mais aussi, et c’est ce que l’ouvrage met nettement en lumière, en fonction du contexte médiatique soumis à de grands bouleversements durant le siècle étudié. La presse politique, alors dominante, se fait en effet progressivement devancer par une nouvelle venue, la presse d’information, dite «neutre», plus accessible et qui se généralise tout au long du XXe siècle pour triompher dès les années 1960. À travers l’histoire des deux quotidiens, l’auteur propose donc une réflexion plus générale sur le rôle des journaux politiques dans un contexte médiatique en mutation. Il renouvelle ainsi l’approche classique de la presse, en privilégiant, comme il le dit, une perspective globalisante, afin «de rajeunir une histoire de la presse trop souvent fermée sur l’étude monographique érudite, et de la raccrocher à une histoire culturelle des médias» (p. 14).

L’ouvrage, composé de neuf chapitres, suit les périodes caractéristiques de ce match. Nés à un quart de siècle d’écart, en 1798 pour la Gazette de Lausanne, dans le sillon de la Révolution vaudoise, et en 1826 pour le Journal de Genève, les deux journaux passent aux mains du parti libéral-conservateur dès les années 1850. À la même période, ils se muent en quotidiens et entrent dans une logique plus grande de rentabilité qui les met bientôt en concurrence. Comme le montre l’auteur, la parution quotidienne s’accompagne en effet d’inves tis se ments coûteux, pour l’impression notamment, et d’une professionnalisation du métier de journaliste. La diversification des contenus est aussi inévitable, car «le rythme quotidien exige des informations renouvelées et ne peut se contenter du ressassement d’un discours politicien partisan local» (p. 19). Dans ce contexte, les deux journaux doivent s’assurer un lectorat plus large et lorgnent hors des frontières cantonales. Dans les années 1870, ils se constituent en sociétés anonymes, augmentent leur capital, agrandissent leur format et leur équipe journalistique. Ils se détachent surtout de leur affiliation au Parti libéral cantonal, même s’ils continuent à en servir l’idéologie et restent officieusement proches des acteurs politiques locaux. D’organes partisans, ils deviennent ainsi une «presse d’opinion libérale», au profil très similaire et donc fortement
concurrentiel.

Entre 1880 et jusqu’au premier conflit mondial, la Gazette de Lausanne prend l’avantage. Elle peut compter sur la personnalité d’Édouard Secrétan qui lui impulse le dynamisme nécessaire pour s’imposer comme le journal de référence romand. Secrétan s’écarte des luttes politiques locales et, inversement, augmente la rubrique internationale. Fait nouveau en Suisse romande, il introduit la signature des articles, aux noms prestigieux. Il étoffe aussi la partie littéraire et engage de jeunes collaborateurs, Philippe Monnier et Gaspard Vallette, futures plumes influentes de la critique romande. Il touche en cela un public bourgeois cultivé, stimulé par l’émulation des lettres romandes en cette fin de siècle. Face à ce succès, son concurrent fait pâle figure, avec un Marc Debrit qui s’enfonce dans l’immobilisme et voit les ventes chuter, notamment outre-Jura. C’est grâce à la guerre, paradoxalement, que le Journal remontera la pente, avec un débouché inespéré auprès du lectorat français. De 10000 avant le conflit, les tirages montent à 60000 en 1916! Lausanne suit cette envolée, mais dans une proportion moindre. Sur le plan rédactionnel, par contre, les deux journaux s’affrontent : si la Gazette affiche une francophilie passionnée, le Journal choisit un ton plus modéré, au début du conflit pour le moins.

La retombée en sera d’autant plus flagrante, puisque, dès les lendemains de la guerre, crise économique oblige, les deux organes se retrouvent dans une position fragile. La lutte s’estompe pourtant car leurs stratégies diffèrent : repli sur la région pour Lausanne, ouverture sur l’Europe pour Genève, avec l’installation de la SDN en 1920, «cristallisation de deux imaginaires urbains différents», selon Alain Clavien (p. 99). Deux hommes diamétralement opposés se font face: Georges Rigassi, à Lausanne, à la ligne rigoureusement conservatrice, tandis que William Martin, à Genève, rêve paix internationale et libéralisme éclairé. La force de ses analyses et son allant en font vite un rédacteur couru, mais dès les années 1930, alors que les tensions politiques augmentent et que l’aura de la SDN décroît, Martin est en position affaiblie. Il se fait pousser dehors par ses administrateurs, qui repositionnent le journal plus à droite.

Après la Seconde Guerre mondiale qui, une fois n’est pas coutume, apporte son lot de lecteurs, un des faits les plus marquants dans cette histoire concurrentielle est certainement la nomination de Pierre Béguin à la tête de la Gazette de Lausanne. Le rédacteur redonne au quotidien son aura perdue depuis longtemps. Libéral, certes, mais ouvert à certaines causes sociales, ce qui fera tousser plus d’un administrateur (qui le pousseront dehors en 1965), Béguin modernise le journal pour en faire le «foyer de pensée non conformiste en Suisse romande» (p. 213). Ce sera surtout la création de la Gazette littéraire avec son animateur Franck Jotterand, qui façonnera un lieu de rencontre dans ces années d’émulation culturelle. À l’autre bout du lac, au contraire, la frilosité règne, la rédaction peinant à s’émanciper des cadres anciens jusqu’à la fin des années 1960 pour le moins.

Les années 1960-1970 sont toutefois celles d’un changement médiatique capital. Talonné depuis près d’un siècle par la presse d’information, le journalisme d’opinion se fait cette fois-ci court-circuiter. Le public a changé, la jeune génération de journalistes aussi, préférant l’enquête aux luttes partisanes. La radio et la télévision se généralisent également, alors que les titres d’information, ancrés dans un tissu plus populaire, explosent . Dans ce contexte, le Journal et la Gazette perdent en crédibilité tant financière, notamment pour les courtiers d’annonces, que symbolique. Face à cette situation, la menace de leur disparition plane. La suite est connue: officiellement ils s’associent en 1976, même si en réalité le Journal de Genève domine, la Gazette devenant un alibi pour le public vaudois. En 1991, le Journal reste seul en lice face à un nouveau venu, le Nouveau Quotidien, avec lequel il fusionne en 1998 pour devenir Le Temps. Au terme de ce parcours, le lecteur reste séduit par une analyse à la fois limpide et complexe, où l’auteur rend compte de la multiplicité des stratégies éditoriales, variant selon les époques, les nécessités commerciales et les rédactions qui, plus ou moins audacieuses face aux intérêts de leurs administrateurs, peuvent surtout intervenir dans les rubriques culturelle et internationale. Le tout dans un contexte en mutation économique, sociale et, finalement, médiatique.

Citation:
Carine Corajoud: Compte rendu de: Alain CLAVIEN, Grandeurs et misères de la presse politique. Le match Gazette de Lausanne-Journal de Genève, Lausanne, Éditions Antipodes, 2010. Première publication dans: Revue historique vaudoise, tome 119, 2011, p. 334-335.

Redaktion
Veröffentlicht am
10.07.2012
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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