L. Yagil: Chrétiens et Juifs sous Vichy

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Titel
Chrétiens et Juifs sous Vichy (1940–1944). Sauvetage et désobéissance civile


Autor(en)
Yagil, Limore
Erschienen
Paris 2005: Éditions du CERF
Anzahl Seiten
765 p.
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François Wisard

En 1939, la France comptait environ 300 000 Juifs, pour moitié des Français pour moitié des étrangers, constituant ainsi la plus grande communauté juive d’Europe occidentale. Trois quarts d’entre eux ont survécu à la Shoah. Cette proportion – importante par rapport à l’ensemble des pays occupés par le Troisième Reich ou alliés à lui – sert de point de départ à la réflexion de Limore Yagil. Bien entendu, d’autres auteurs s’étaient intéressés à l’application en France de la «solution finale» et aux efforts de sauvetage des Juifs, l’abondante bibliographie citée (pp. 715–729) suffit à le rappeler. Leurs études se laissaient toutefois regrouper en deux grands ensembles: d’une part, des ouvrages généraux, illustrés de quelques études de cas; d’autre part, des monographies ou des études régionales, thématiques ou encore biographiques. La jeune historienne Limore Yagil a une autre ambition: offrir un tableau d’ensemble à l’échelon national et examiner les efforts de sauvetage dans le détail, soit département par département. Cette démarche doit permettre de dégager convergences et divergences entre régions (p. 20).

Dans cette perspective, Limore Yagil a mené, depuis 1986, une enquête de grande envergure. Elle a consulté non seulement un nombre imposant d’études générales et de monographies. Elle a de plus dépouillé de nombreux fonds d’archives, en particulier aux Archives nationales à Paris et à l’institut Yad Vashem à Jérusalem où elle a pu consulter plus de 1100 dossiers personnels. La difficulté majeure de son entreprise consiste à articuler de manière convaincante le général et le particulier, à ne pas oublier de dégager les tendances générales, les problèmes d’ensemble, au-delà de l’accumulation de détails et d’actions individuelles. L’historienne s’attache à relever ce défi dans un double mouvement de l’argumentation. D’abord, dans l’articulation du récit: une «étude générale», plantant le contexte sur près de 100 pages introduit des «études régionales» fouillées (pp. 125–617) qui permettent de proposer une «typologie du sauvetage» dans une synthèse finale. Ensuite, en tentant de dégager de grandes tendances tout au long du livre. Limore Yagil en met notamment deux en évidence: le secours apporté aux Juifs persécutés n’a pas commencé à constituer un phénomène important uniquement après les rafles de l’été 1942, mais bien dès fin 1940 (p. 586, p. 621). En outre, la part prise dans le sauvetage par les réseaux de résistants, en particulier les communistes, demande à être relativisée: «Aucune organisation ou réseau d’obédience communiste ne s’était intéressé à la situation des juifs en France» (p. 641).

A l’inverse, il faut revoir à la hausse la part prise par les organisations de droite: «La grande majorité des organisations qui ont contribué au sauvetage des juifs étaient surtout d’obédience de droite ou démocrate-chrétienne» (p. 641). Dans ses études régionales, Limore Yagil s’intéresse de près à trois catégories de personnes: les fonctionnaires, les personnes liées à une Eglise, les particuliers. Il s’agit là d’examiner les deux dimensions, le sauvetage et la désobéissance civile, introduites par le sous-titre du livre. La seconde, estime l’auteure, est la plus novatrice: «Il s’agit du premier ouvrage qui analyse les prises de position de celles et ceux qui choisirent d’obéir à leur conscience tout en désobéissant aux lois de l’Etat» (p. 17). Elle conclut que la désobéissance fut avant tout une affaire individuelle, dictée par des motifs humanitaires plutôt que politiques (pp. 17–18).

Les résultats des études régionales restent naturellement tributaires de l’information disponible, très clairsemée par exemple pour l’Ardèche (p. 231). L’auteure ne parvient pas toujours à éviter l’effet dictionnaire, la simple juxtaposition de biographies, par exemple à propos de particuliers à Lyon (pp. 143–146). Le phénomène remarquable qu’elle met très bien en évidence est la part importante que les religieux ont pris dans le sauvetage. De nombreux prêtres se sont engagés comme passeurs aux frontières, en Savoie en particulier. Les pasteurs n’ont pas été en reste. Des responsables d’institutions ont offert un abri aux persécutés. Un des nombreux autres éléments intéressants de ce livre est de montrer que le phénomène de villages-refuge ne saurait être réduit à l’emblématique Chambon-sur-Lignon et aux villages avoisinants du plateau Vivarais-Lignon, en pleine terre huguenote. Dieulefit dans la Drôme est certes aussi connu; mais Gramat et Saint-Martin Vésubie, entre autres, le sont moins.

Plusieurs passages du livre ont un lien direct avec la Suisse. Davantage encore que les départements frontaliers, c’est ici aux Suissesses et aux Suisses qui ont participé au sauvetage des Juifs en France que nous pensons. Les figures de Paul Grüninger, commandant de la police saint-galloise, et de Carl Lutz, vice-consul de Suisse à Budapest, nous font oublier que la grande majorité des Suisses honorés du titre de Juste parmi les nations (pour avoir sauvé des Juifs durant la Shoah au péril de leur vie et sans rechercher d’intérêt financier) ont agi non pas en Suisse ou en Hongrie, mais bien en France. Et que parmi eux, la proportion de femmes et de personnes liées à une Eglise était relativement importante. Le lecteur de l’ouvrage de Limore Yagil pourra s’en rendre compte, de manière inévitablement dispersée, puisqu’il rencontrera les collaboratrices et collaborateurs de la Croix-Rouge Suisse, Secours aux enfants (pp. 397–398, p. 494), le docteur William Francken et l’agriculteur Emile Barras, qui ont aidé des réfugiés à franchir la frontière suisse, et bien sûr les personnes liées à une Eglise. Les plus grandes figures restent ici les pasteurs Roland de Pury à Lyon (pp. 140–141) et Marcel Pasche à Roubaix (pp. 616–617). OEuvrant dans des contextes très différents – la ville rhodanienne devenant le centre de la Résistance, et la ville du Nord dépendant de l’administration militaire allemande de Bruxelles –, ils ont déployé de multiples activités en faveur des persécutés: aide à la Résistance, secours aux prisonniers, aide pour franchir la frontière, recherche de caches, … Mais on découvre d’autres figures, suisses elles aussi même si l’auteure ne le mentionne pas: soeur Jeanne-Françoise Zufferey de la congrégation de la Sainte-Famille (p. 342), Paul Tzaut de l’Armée du salut (p. 391), etc.

L’abondance des informations et des acteurs rend difficile d’écarter tout risque d’erreurs. La plupart d’entre elles auraient sans doute pu être éliminées par un travail plus intensif de lectorat. Ainsi le Franco-Suisse René Nodot, présenté en passant mais de manière erronée comme un pasteur (p. 243 et p. 653), ne l’est pas dans le passage qui lui est consacré (p. 142). Que dire d’une même référence, le livre d’Anne-Marie Im Hof-Piguet, contenant quatre coquilles à la page 143 mais aucune à la page 397? Il y a bien sûr des coquilles plus graves, comme le Département d’Aix-en-Provence (p. 669) ou la rafle du Vel’ d’Hiv, placée en juillet 1945 (p. 544).

Les coquilles nous semblent se concentrer surtout dans la partie finale de l’ouvrage où l’auteure dresse une typologie du sauvetage, région par région. Le cas de l’Ariège (p. 678) est particulièrement frappant: en fait, ni le couple Dubois, ni Germaine Hommel n’étaient à La Hille comme indiqué, et cela contrairement à Rösli Näf; et Germaine Hommel comme Renée Farny étaient à placer non pas en Ariège mais en Haute-Savoie – ce que le passage des études régionales qui leur est consacré fait du reste correctement (p. 175). Toutefois, ce qui rend cette partie la moins convaincante de l’ouvrage est davantage lié au fait que les tableaux demeurent incomplets. Phénomène sans doute inévitable, ne fût-ce que parce que l’auteure a dépouillé un peu plus de la moitié des dossiers des Justes de France conservés à Yad Vashem, mais qui aurait pu l’inciter à le mettre plus clairement en évidence et à relativiser les convergences et divergences entre départements.

Ces quelques réserves ne doivent pas faire oublier l’essentiel. L’essentiel est que Limore Yagil a voulu d’emblée éviter un double écueil: celui d’une étude d’ensemble dont les conclusions sont comme par hasard confirmées par l’étude de quelques cas soigneusement choisis, celui de monographies qui souvent nous font perdre de vue les grandes tendances. Elle a choisi d’examiner département par département les efforts de sauvetage et les cas de désobéissance civile, non seulement par une lecture des études disponibles, mais encore par un dépouillement de fonds d’archives, puis d’organiser sa matière autrement que par l’alignement fastidieux de notices biographiques de dictionnaires. Le défi était très grand. La jeune historienne l’a relevé avec panache, malgré certaines faiblesses. Et le moindre de ses mérites n’est pas de nous faire découvrir, tout au long de l’ouvrage, des figures méconnues mais combien remarquables, et de délivrer un message civique de possible espérance plutôt que de fatalité, et cela même à partir des heures ténébreuses de la Shoah.

Citation:
François Wisard: Compte rendu de: Limore Yagil: Chrétiens et Juifs sous Vichy (1940–1944). Sauvetage et désobéissance civile. Paris, Cerf, 2005. Première publication dans: Revue suisse d’histoire, Vol. 57 Nr. 4, 2007, pages 491-494.

Redaktion
Veröffentlicht am
24.02.2012
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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