M. Porret: Sens des Lumières

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Titel
Sens des Lumières.


Herausgeber
Porret, Michel
Reihe
L'Equinoxe
Erschienen
Chêne-Bourg 2007: Editions Georg
Anzahl Seiten
296 S.
Preis
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Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Elisabeth Salvi

Organisé en neuf chapitres suivis de trois entretiens avec Bronislaw Baczko, Jean-Marie Goulemot et Daniel Roche, l’ouvrage introduit et dirigé par Michel Porret est ponctué par trois essais sur l’actualité morale et politique des Lumières: «Enseigner les Lumières», «Utopie, Lumières, Révolution, démocratie: les questions de Bronislaw Baczko» et «Les Lumières fraternelles de Daniel Roche».

Fruit d’un colloque organisé dans le cadre de l’École doctorale des Lumières, co-dirigée par Pascal Griener et Michel Porret, réunissant les Universités de Genève, Lausanne et Neuchâtel, cette stimulante réflexion dessine les Sens des Lumières en inscrivant le débat de la réponse de Kant à la question posée, dès 1784, par une gazette berlinoise «Qu’est-ce que les Lumières?» dans trois axes de réflexion: la philosophie, la pratique et, enfin, la recherche et l’enseignement des Lumières. Bien que la Révolution française revendique l’héritage des Lumières pour détruire la monarchie de droit divin, les Lumières ne préparent pas la Révolution; cet ouvrage induit quelques nouvelles pistes polysémiques pour repenser les Lumières à l’aune des pratiques politiques, économiques, sociales ainsi que des sensibilités collectives.

Dans l’introduction, Michel Porret rappelle comment les Lumières constituent un moment d’affrontement idéologique: l’histoire, les sciences, la religion instruisent le débat philosophique, marqué par ceux qui résistent à la mutation culturelle et qui dénoncent, tel l’abbé Bergier dans le Journal helvétique, les articles «impies» du Dictionnaire philosophique de Voltaire. Selon Thierry Masseau, les anti-Lumières privilégient « l’existence d’une totalité transcendante» alors que les Lumières tendent à «desserer les liens qui relieraient l’individu aux ordres divin, institutionnel et juridique» (p. 88). La rationalité et la foi trouveront alors un terrain d’entente dans la démarche intellectuelle qui évalue la part d’autonomie du sujet. Déployé dans l’espace public, le nouvel esprit critique pourra alors s’arroger le droit de délimiter les champs relevant désormais du religieux ou du pouvoir civil.

Daniel Roche réfléchit sur les nouveaux équilibres issus de la synergie entre l’intelligence et la culture matérielle au temps des Lumières. La dynamique démographique, croisée à celle urbaine, entraîne une mobilité accrue du commerce des hommes et des choses et une «nouvelle hiérarchie des régions policées» (p. 93). Par ailleurs, le recul de l’analphabétisme – surtout celui des garçons, car celui des filles reste important – allié à la mobilité des corporations et des compagnonnages, crée des espaces de transmission de la pensée et du savoir-faire qui rendent compte de la capacité d’ouverture égalitaire issue des Lumières, marquée aussi par l’essor des salons et des sociétés littéraires. L’élargissement de la consommation modifie les bases de la production mais il relance aussi les débats moraux qui relaient l’économie et s’interrogent sur l’aliénation des hommes par les choses et la croissance. Ainsi Daniel Roche rappelle que l’économie de la profusion vantée par Voltaire débouche sur des analyses qui visent à canaliser la tyrannie des besoins et la nécessité du superflu.

L’essai de Bronislaw Baczko constitue le noyau de l’ouvrage: convoquant Voltaire, Rousseau, Diderot et Condorcet, il investit le Poème sur le désastre de Lisbonne pour réfléchir sur le débat des Lumières. Voltaire invoque le mal qui s’acharne au sein même du monde rationnel et qui constitue «un absurde et irréductible défi à la raison». Le philosophe «secoue» (p. 133), «incrimine» (p. 135) la Providence, tout en montrant que le mal fait partie intégrante de notre monde. Pour Rousseau, au contraire, il faut distinguer un mouvement sismique, soit un «événement naturel » qui s’inscrit dans l’«ordre physique» de la catastrophe humaine, laquelle constitue un « fait social » inséré dans l’«ordre moral » : ainsi, c’est le mode aliéné d’«existence sociale» qui dépossède les hommes de leur essence. Le désastre de Lisbonne représente la contradiction entre ce que l’homme est selon sa nature et ce que les hommes sont devenus de par leur histoire et leurvie sociale. Condorcet, éditeur des oeuvres complètes de Voltaire, illustre sa propre perception des Lumières: le monde est sans Providence, l’histoire humaine est un fragment de l’histoire naturelle: la foi dans le progrès et un optimisme historique clament les inquiétudes métaphysiques, alors que Diderot, dans la Lettre sur les aveugles, rappelle la capacité humaine d’accomplir des actions héroïques, sans réfléchir, sans raison apparente. Les hommes peuvent encore espérer en leur propre solidarité.

Carlo Capra, quant à lui, aborde la pratique du «bonheur public» à travers l’action réformatrice des hommes de l’École de Milan, confrontés à l’idélogie caméraliste de l’espace germanique. Comme Diderot, PietroVerri attribue à l’échange social le passage possible de l’individu d’animal à celui d’homme pour obtenir la liberté, inexistante dans l’état de nature. Alors que Cesare Beccaria, plus rousseauiste, pense que les hommes, attachés au pacte social, ne renoncent qu’à une partie minime de la liberté dont ils jouissaient auparavant. L’ouvrage Des délits et des peines, rédigé par Beccaria mais nourri conceptuellement par Verri, représenterait alors, selon Capra, un compromis entre la vision du monde de Beccaria, plus individualiste, et celle de Verri, plus attaché à la question de la préséance de la communauté sur l’individu. Ces attitudes expliquent en partie la raison pour laquelle Beccaria se serait réfugié dans le service de l’État en fonctionnaire modèle, alors que Verri illustre le type d’homme qui n’abandonne jamais le combat et qui recherche les circonstances favorables pour marquer son engagement dans la vie publique.

Pour prolonger le débat, Michel Porret interroge l’enseignement des Lumières afin d’éclairer le sens humaniste du monde contemporain, sous la forme de trois entretiens majeurs qui rendent compte, à notre sens, de l’expérience des Lumières et constituent des documents précieux pour l’enseignant. Parmi eux, le dialogue avec Bronislaw Baczko nous livre sa riche expérience d’intellectuel et de professeur – confronté à l’idéologie communiste – dont les travaux sur Rousseau et l’utopie interrogent la Révolution. L’entretien avec Daniel Roche rend compte de l’historicité des Lumières dans l’actualité du monde scolaire et universitaire. Intellectuel engagé dans la démocratie universitaire, «celui dont la parole compte pour ses élèves» et pour qui l’«élection [universitaire] ne fait pas le larron» (p. 240) interroge la figure du professeur et son statut : comment penser la «République des Lettres», alors que pour «publier un texte, certains pousseront la fraternité jusqu’au fratricide voire jusqu’au parricide» (p. 260)? Comment le fonctionnement d’une institution des savoirs et de culture peut-il se référer à un modèle social plus ancien? Daniel Roche réaffirme l’importance de la démocratisation des études qui doit prôner l’intégration de tous, selon le principe de fraternité intellectuelle issue de l’idéal démocratique et de l’égalité adossés au cosmopolitisme; celui-ci doit, pour le moins, nuancer le modèle constitutionnel de l’État-nation.

Avec la complicité intellectuelle de Michel Porret, les auteurs et les interlocuteurs de cet ouvrage essentiel dialoguent sur l’urgente nécessité – dans notre défense de l’État de droit et de sa modernité démocratique – d’actualiser les Lumières. Ils rappellent surtout, à travers leur expérience scientifique, individuelle et collective, que l’humanisme des Lumières permet de penser un contrat social égalitaire, que leur idéal pédagogique réévalue leur apport dans le débat contemporain sur l’école, que leur modération légaliste mesure le droit de punir d’aujourd’hui et, enfin, que leur tolérance jauge notre laïcité.

Citation:
Elisabeth Salvi: compte rendu de: Michel Porret (dir.), Sens des Lumières, Chênes-Bourg: Georg Editeur, 2007, 296 p. Première publications dans: Revue historique vaudoise, tome 117, 2009, p.286-287.

Redaktion
Veröffentlicht am
22.03.2010
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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