Cover
Titel
Un Eblouissement sans fin.


Autor(en)
Geoffroy, Eric
Erschienen
Paris 2014: Editions du Seuil
Anzahl Seiten
368 S.
Preis
URL
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Philipp Valentini

Eric Geoffroy, islamologue à lʼuniversité de Strasbourg, poursuit depuis quelques années déjà un projet intellectuel qui, dans le panorama des études sur le soufisme et des présentations du soufisme (cette forme de dévotion propre à lʼIslam qui se donne comme but celui dʼatteindre une connaissance gustative de lʼinstance divine) se distingue de ses prédécesseurs à plus dʼun titre.

Au regard des livres antérieurs à celui que nous présentons ici, Eric Geoffroy tente dʼallier ses propres expériences personnelles soufies avec une recherche qui respecte les canons académiques sans masquer le changement de registre quʼil opère dans lʼécriture de ses ouvrages. Cʼest cette grande sincérité qui permet au lecteur de ne pas se sentir trompé là où, avant lui, de nombreux auteurs cherchaient à masquer lʼimpossibilité dʼune écriture neutre sur ce sujet en confondant ces registres de manière telle à ce quʼils soient difficiles à démêler.

Avec ce dernier livre, Eric Geoffroy présente et traduit la poésie du Shaykh algérien Ahmad-al-Alawi (1874−1934) qui fut lʼun des fondateurs dʼune confrérie soufie qui reçut en son sein à partir des années 1930 de nombreux Européens. La poésie, dans le soufisme sunnite, a une fonction particulière dans la voie que le disciple entreprend. Elle lʼintroduit de manière imagée aux intuitions paradoxales quʼa éprouvées le maitre de la voie et prépare ainsi qui lʼécoute à entendre le Coran de manière surprenante et différente de son quotidien.

La confrérie du Shaykh Alawi eut aussi une importance conséquente sur lʼhistoire de la présentation universitaire du soufisme en France, en Angleterre et aux Etats-Unis puisque de très nombreux chercheurs européens sur le soufisme furent, un temps long ou court, adeptes de lʼenseignement de ce maître algérien. Aujourdʼhui encore, en dehors du monde universitaire, cette confrérie attire à soi de nombreuses per-sonnes dans toute lʼEurope.

Cʼest donc dans le contact entre les européens des années 1930 et lʼenseignement du Shaykh Alawi que nait un prisme, un paradigme particulier pour comprendre ce que serait le ‹Soufisme›, qui subira deux crises majeures qui résonnent encore dans le livre présent.
Lʼhistoire de la réception de la figure du Shaykh Alawi peut être résumée en trois parties:
La première voit en lui quelquʼun donc le corps est coloré par lʼesprit de Jésus, fils de Marie. Le soufisme sunnite conçoit au moins depuis le 13ème siècle que chaque ‹saint› (appelons le plutôt ‹protégé amoureusement par lʼinstance divine›) peut accueillir en soi la présence dʼun prophète qui imprègnerait son existence.

Mais ici, cʼest un autre langage qui représente (au sens fort de ce mot, cʼest à dire qui construit une image capable de circuler dans dʼautres milieux/réseaux que celui dans lequel évolue le corps physique représenté) le shaykh algérien aux anglo-phones et francophones au XXème siècle. Ce langage mêle franc-maçonnerie marti-niste, lʼontologie de René Guénon et les traductions du maître soufi IbnʼArabi (1165−1240).

Lʼouvrage de Martin Lings, Un saint soufi du xxe siècle: le cheikh Ahmad Al Alawi ainsi que lʼarticle de Michel Valsan, Sur le Cheikh al-ʼAlâwî in: Etudes Tradi-tionnelles, n° 405 (Janv.-Fév. 1968), 29, obéissent à cette tendance.

La seconde étape met en péril la supposée coïncidence parfaite entre lʼontologie de R. Guénon et lʼenseignement dʼIbnʼArabi. En 1988, M. Chodkiewicz explique dans son introduction à lʼouvrage Le Traité de lʼUnité dʼAwhad al-Din Bal-yani que le texte que Guénon supposait être dʼIbnʼArabi appartenait en effet à lʼécole dʼIbn Sabʼin (1217−1271). La distinction entre les deux écoles peut être tracée ainsi: pour IbnʼArabi, le ‹Soi› divin instaure à un degré inférieur à ‹Son› abso-luité une différence entre ‹Seigneur› et ‹serviteur› qui ne saurait être dépassée mais seulement longuement méditée. Jʼajouterais quʼelle est méditée non pas dans un langage ontologique mais juridique, grammatical et paradoxal. Dans lʼécole dʼIbn Sabʼin le serviteur en tant que tel ne possède aucune réalité propre, il nʼest quʼune illusion qui disparait au nom de la ‹Seule Réalité› qui soit vraiment, celle de lʼinstance divine. Ici, le langage philosophique (et en particulier al Fârâbî) est entièrement assumé et transmuté en expérience spirituelle.

Cette crise inaugure une troisième étape. Comme pour tout paradigme en crise, trois conséquences sont possibles: soit on refuse la crise, soit on minore son importance, soit on lʼassume entièrement. Dans les milieux des lecteurs soufis et sunnites de Guénon, la tentative de minorer son impor-tance a été entreprise par Marco Marino avec une architecture argumentative intellectuellement fort audacieuse (Marco Marino, Il problema dellʼWujud tra Gué-non e Ibn ʼArabi: Essere o Esistenza?, in: Perennia Verba, n.12, éd. Il Leone Verde, 2012).
Quant à Eric Geoffroy, il prend la position dʼassumer lʼenseignement dʼIbn Sabʼin et du fait que le Shaykh al Alawi soit bien plus proche dʼIbn Sabʼin que dʼIbn ʼArabi (on lira avec intérêt les pp. 280−283 du livre qui est au coeur de cette recension).
Si Eric Geoffroy opère ce choix, néanmoins il ne réduit pas le soufisme à lʼexpérience quʼil en fait. Lʼauteur est toujours, à nouveau contrairement à de nombreux autres auteurs sur ce sujet, conscient de la pluralisation à lʼoeuvre du signifiant soufisme à lʼépoque postmoderne (un thème qui revient souvent dans la pensée dʼEric Geoffroy).

Si aujourdʼhui nous devions débuter une liste des typologies de soufismes pratiquées (toujours inachevée bien entendu) en Europe et aux Etats-Unis, deux catégories épistémologico-politiques (aussi artificielles fussent-elles) seraient utiles à cet égard:
- un soufisme juridique, linguistique et paradoxal qui se décline dans des enseignements qui sʼinterdisent de fixer le rapport entre lʼinstance divine et lʼinstance humaine et au contraire font fructifier cette différence (oserais-je dire ici différance?) dans les différents milieux (politique, poétique, familial etc.) que traversent un humain dans sa vie.
- un soufisme philosophique qui reprend à son compte la revivification de lʼenseignement dʼal-Fârâbî par la Nahda du 19−20ème siècle et lʼallie à lʼhistoire de lʼésotérisme européen du 19ème, idéaliste et martiniste.
Entre ces deux pôles, toute une série dʼattitudes, de nuances, de croisements pourraient se dessiner qui vont du néo-classicisme prôné par le Zaytuna College de Hamza Yusuf aux Etats-Unis jusquʼau soufisme de la CO.RE.IS (dont le siège est à Milan, Italie) qui cherche, dans une attitude quasi-messianique, à diffuser à très grande échelle les livres de R. Guénon.

Une question se pose néanmoins, si toutes ces différentes pratiques du soufisme nʼont de commun quʼun signifiant disputé et vide (le ‹Soufisme›; ici au sens de Ernesto Laclau lisant Jacques Lacan) alors quʼest-ce qui les unit et désunit dans la praxis et dans la théorie? En se posant la question de savoir quelles sont les condi-tions matérielles de la diffusion du pérennialisme et en sʼinterrogeant sur les différentes anthropologies théoriques naissantes en milieux colonial (Egypte, Maghreb, Iran), nous pourrions poser lʼhypothèse que lʼésotérisme de R. Guénon est vraisemblablement et avant tout un symptôme du capitalisme (ici compris aussi bien selon un dispositif de conditions économiques particulier que comme discours qui produit une certaine typologie de psychismes).

Zitierweise:
Philipp Valentini: Rezension zu: Eric Geoffroy, Un Eblouissement sans fin, éd. Seuil, Paris, 2014. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Religions und Kulturgeschichte, Vol. 109, 2015, S. 469-471.

Redaktion
Beiträger
Zuerst veröffentlicht in
Weitere Informationen
Klassifikation
Mehr zum Buch
Inhalte und Rezensionen
Verfügbarkeit