M. Porret: L’Ombre du Diable

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Titel
Sur la scène du crime. Pratique pénale, enquête et expertises judiciaires à Genève (XVIIIe-XIXe siècle)


Autor(en)
Porret, Michel
Erschienen
Montréal 2008: Les Presses de l’Université
Anzahl Seiten
278 p.
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Elisabeth Salvi

Dans la culture juridique des Lumières, la République de Genève constitue un microcosme européen des réformes pénales. En effet, dès 1738, la défense des prévenus est légalisée et la torture est abolie annonçant, avec un demi-siècle d’avance sur le reste de l’Europe, le réformisme des Lumières, actualisé par Cesare Beccaria. Pour l’économiste milanais, le droit de punir doit être distinct de la morale religieuse, car il conçoit le crime moins comme un péché que comme une infraction sociale; il universalise ainsi le nouveau paradigme de la modération pénale qui doit ménager la vie des justiciables.

Dans ce contexte,Michel Porret signe une belle étude qui s’inscrit au coeur du processus de modernisation de la justice et illustre, à travers l’observation du couple magistrat-expert, l’impact des faits matériels dans l’établissement des preuves positives qui supplantent la mise à la torture, utilisée jusque vers 1785 dans la plupart des cours de justice européennes pratiquant la procédure inquisitoire. Évaluées à l’aune du «calvinisme et du républicanisme [qui] sanctifient la loi comme matrice du contrat social» (p. 15), les études de cas, présentées ici, issues des procès criminels genevois, confrontent l’émergence de la pratique médico-légale au droit de punir de l’État justicier, en transition vers l’État de droit.

L’ouvrage expose, dans une première partie, le contexte juridique de la doctrine des circonstances du crime – héritée du jus romanum – et actualisée par les pénalistes de l’âge classique. Les réquisitoires des magistrats qualifient le crime selon les circonstances aggravantes ou atténuantes. Sous l’Ancien Régime, la répression du vol domestique est considérée par la doctrine comme un crime capital. L’enquête judiciaire, sur les lieux du larcin, neutralise le domestique infidèle pour innocenter les serviteurs honnêtes; selon le procureurTronchin, la justice doit effacer les «suspicions [jetées] sur la fidélité d’un ordre de gens dont la fortune et l’existence même constituent à n’être pas soupçonné» (p. 73).

Poursuivant l’analyse de la pratique judiciaire, la seconde partie montre comment l’expert assermenté détient un rôle crucial aux côtés du magistrat dans la procédure inquisitoire, introduite progressivement en Europe depuis le XIIIe siècle. Fondée sur l’écriture des pièces judiciaires, le secret de l’instruction, le régime probatoire de l’aveu et sur l’enquête, la nouvelle procédure privilégie le diagnostic médicol-légal lequel éclaire les circonstancesmatériellles des blessures perpétrées par un meurtre, un suicide ou résultant d’un accident. À travers le problème de la censure judiciaire du «livre téméraire» (p. 16), l’expert assermenté examine le corps typographique du délit pour établir juridiquement les circonstances matérielles et pour limiter l’arbitaire de la censure. Codifié dès la Réforme, le régime légal de la censure préventive tend à renforcer l’autorité de l’État républicain sur la police du livre alors que quelques best-sellers des Lumières sont édités dans la ville-État et que les éditions genevoises inondent le marché européen. La question de l’expertise typographico-légale documente alors la qualification du «crime extraordinaire» défini par le procureur; ce dernier s’appuie sur l’autorité du légiste pour objectiver les circonstances du crime et influer ainsi sur la répression. D’abord féminines, les légistes accoucheuses,matrones, sages-femmes, formées empiriquement de mère en fille sont supplantées dans la première moitié duXVIIIe siècle par les chirurgiens et les médecins lesquels sont rejoints par les topographes judiciaires, les médecins-légistes et, auXIXe siècle, les aliénistes. Les experts arpentent les lieux du crime etmesurent la «dangerosité» d’un criminel en observant la pathologie du corps violenté alors que l’irresponsabilité criminelle est jaugée selon l’étendue du désordre mental.

Le troisième axe de l’ouvrage illustre, d’après l’expression du médecin vaudois Samuel-Auguste Tissot, la «Médecine du barreau» (p. 21), à savoir les usages de lamédecine judiciaire. Si l’abolition de la torture cède progressivement la place à «l’intime conviction» des juges, c’est lemédecin et le chirurgien – lesquels agissent dès le milieu du XVIIIe siècle de concert sur les lieux du crime – qui construisent la pathologie de l’homo criminalis. En examinant les dossiers judiciaires du XIXe siècle genevois, Michel Porret démontre comment la reconstitution opérée par le topographe judiciaire fixe la scène du délit – avant l’usage de la photographie criminelle – et qualifie le crime. «Plaies de la victime, atrocité cadavérique, mare de sang, saccage des lieux» (p. 241) matérialisent désormais l’acharnement homicide et participent de la construction de la dangerosité du criminel.

Inscrit au coeur des sciences sociales, le livre de Michel Porret pense la transition de l’empirisme de la médecine judiciaire vers l’institutionalisation de la médecine légale, confrontée à la lente décrue de l’arbitraire qui perd son statut positif élaboré par le droit romain. Enfin, le cas genevois nourrit la réflexion sur la sécularisation de la justice et sur les origines de la police scientifique naissante en Europe. En montrant le rôle des experts dans la construction d’un savoir «objectif» et naturaliste du crime,Michel Porret conduit aussi le lecteur à repenser la place du corps dans la pénalité de l’Ancien Régime.

Citation:
Élisabeth Salvi: Compte rendu de: Michel PORRET, Sur la scène du crime. Pratique pénale, enquête et expertises judiciaires à Genève (XVIIIe-XIXe siècle), Montréal, Les Presses de l’Université, 2008. Première publication dans: Revue historique vaudoise, tome 118, 2010, p. 284-285.

Redaktion
Veröffentlicht am
28.06.2012
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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