D. Albera: Au fil des générations

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Titel
Au fil des générations. Terre, pouvoir et parenté dans l’Europe alpine (XIVe–XXe siècles)


Autor(en)
Albera, Dionigi
Reihe
La pierre et l’écrit
Erschienen
Grenoble 2011: Presses universitaires de Grenoble (PUG)
Anzahl Seiten
543 S.
Preis
URL
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Sandro Guzzi-Heeb, Histoire Moderne, Lausanne

C’est indiscutablement un livre utile que nous propose Dionigi Albera, directeur de recherche au CNRS et depuis des années auteur qui s’est intéressé de près à l’histoire et à l’anthropologie alpine ainsi qu’à l’histoire de la famille. Ouvrage utile parce qu’il résume avec une compétence exquise l’état de la recherche dans le domaine de la famille alpine, en présentant et commentant un vaste faisceau d’études écrites dans des langues différentes, réalisées dans plusieurs pays et souvent difficilement accessibles. Mais utile aussi, parce qu’il propose une tentative de synthèse des innombrables monographies parues – depuis plus d’un siècle – sur les différentes régions alpines. Un autre mérite indiscutable de l’étude consiste dans le fait que l’auteur est parfaitement à l’aise dans la tradition anthropologique ainsi que dans le domaine historique, faisant preuve d’une connaissance remarquable des débats dans les deux disciplines.

Terre, pouvoir et parenté dans l’Europe alpine – annonce le sous-titre de l’ouvrage: par ces thèmes, Albera reprend et développe des enjeux centraux dans les recherches d’histoire des Alpes des dernières décennies. Une branche de la recherche qui a énormément progressé depuis les années 70 du XXe siècle, ouvrant ainsi de nouveaux chantiers et de nouvelles perspectives, mais dont les résultats peuvent encore apparaître fragmentaires, en partie même contradictoires et en tout cas extrêmement difficiles à interpréter. Dans cette perspective, l’auteur formule aussi quelques critiques à peine voilées à l’adresse des approches microhistoriques en vogue depuis les années 1980. Si la micro-histoire a d’un côté enrichi nos connaissances sur les sociétés alpines, de l’autre elle ne s’est pas beaucoup préoccupée, selon Albera, des possibilités de généralisation des résultats et donc d’une synthèse de la recherche sectorielle, ne serait-ce que partielle.

Il faudra revenir sur ce point parce que, s’il soulève un problème bien réel, il tend à confondre fatalement la micro-histoire avec l’histoire locale ou des monographies anthropologiques et historiques conventionnelles, qui souvent s’intéressent à une seule communauté ou à une région bien délimitée.

Mais procédons dans l’ordre. Dans le premier chapitre, l’auteur nous propose un aperçu sur «les recherches sur l’histoire de la famille et de la parenté en Europe»: un résumé personnel et stimulant, qui anticipe déjà l’orientation méthodologique du volume et son ambition d’établir des catégories d’interprétation générales, bien que «contextuelles et dynamiques». Le texte pose toutefois un problème, dans la mesure où il sous-estime la remise en cause des catégories traditionnelles de l’histoire de la famille par les nouvelles approches basées plutôt sur l’étude de la parenté élargie. Si Albera connaît bien les études dans ce domaine, qu’il commente et reprend en partie (notamment pp. 41–53), il n’en retient pas – à mon sens – toutes les conséquences méthodologiques et théoriques, en termes de remise en cause des catégories d’interprétation de l’histoire de la famille: l’analyse de la parenté requiert en effet des instruments d’enquête très différents, parce qu’elle se situe dans la pratique à une échelle d’observation différente. J’y reviendrai.

Dans le deuxième chapitre, l’auteur prend décidément position «pour un comparatisme renouvelé», en soulignant à nouveau la nécessité d’approches plus générales, mais au nom d’une comparaison «dense, contextuelle, réflexive et contrôlée» (p. 53), qui tienne donc compte de la diversité des contextes et des conditions historiques, ainsi que des évolutions dans le temps. Dans la suite du volume, Albera nous propose un ample panorama des études anthropologiques et historiques sur la région alpine – en commençant par les travaux classiques de John Cole et Eric Wolf sur les Alpes italiennes, de Robert Netting et d’autres anthropologues sur le Valais suisse, comparé à des études de l’auteur sur une vallée piémontaise.

Une première synthèse des résultats est proposée dans le chapitre XVIII, dans lequel l’auteur propose une typologie des systèmes familiaux alpins basée sur trois grands idéaltypes – selon la définition wébérienne bien connue. En ce sens l’auteur distingue un «type Bauer», caractéristique des Alpes orientales d’Autriche et de Slovénie, un «type bourgeois», diffusé surtout dans les cantons suisses des

Grisons et du Valais, et un «type agnatique», qui caractérise notamment le versant méridional, des Alpes italiennes au Tessin jusqu’à la Savoie.

Le type Bauer se base selon Albera sur l’élection d’un héritier unique et la continuité de la ferme, ou de la propriété: un système inégalitaire et hiérarchique, qui se distingue aussi par des contacts limités dans la parenté élargie mais par un rôle important de la communauté politique et d’une série d’organisations formelles. Le type bourgeois représente un peu l’opposé de la première catégorie, se basant sur une tendance à une répartition égalitaire de l’héritage – les femmes participant aussi à la succession; le modèle bourgeois se caractérise aussi par une structuration bilatérale de la parenté et par des rapports plutôt intenses avec la parentèle.

Le type agnatique peut être vu comme une étape intermédiaire, privilégiant une répartition égalitaire de l’héritage parmi les héritiers mâles, et en posant la ligne masculine comme dominante dans les relations avec les parents.

Cette typologie est sans doute utile pour une première classification des résultats provenant de régions différentes. Un point positif réside dans le fait que l’auteur
ne considère pas uniquement les systèmes de dévolution des biens, mais une série de variables telles que l’habitat, la résidence, la stratification économique et sociale, les relations au-delà de la sphère domestique ainsi que des caractéristiques secondaires, comme les modalités d’équilibre entre population et ressources (pp. 152–155).

Conscient des limites d’une typologie idéale et statique, Albera ne se contente pourtant pas de ces catégories d’interprétation: dans la deuxième partie du volume il revient sur les différents systèmes pour en étudier la genèse, l’évolution dans le temps et l’adaptation à des contextes historiques ou politiques différents. C’est, à mon sens, l’une des partie les plus intéressantes et stimulantes de l’ouvrage. Dans un parcours au travers de plusieurs thèmes, mais toujours avec une attention particulière aux structures familiales, aux systèmes de transmission de la terre et de la propriété, Albera analyse par la suite les spécificités des différents secteurs des Alpes mises en lumière par les études locales.

L’analyse historique du processus de gestation et de différentiation des trois modèles est particulièrement intéressante: dans sa reconstruction, l’auteur fait en effet intervenir des facteurs qui ont été rarement étudiés de façon systématique, en soulignant l’influence de l’Etat moderne et la relation entre apparat étatique, communautés alpines et familles ou «maisons», ainsi que l’impact de différentes codifications juridiques.

Considérant l’ampleur de l’étude, la complexité des approches et des thèmes abordés, une série de critiques de détails pourraient évidement être formulées; elles ne saisiraient toutefois pas l’essence du travail d’Albera, qui dans sa démarche se montre le plus souvent hautement conscient des difficultés de l’entreprise et s’efforce de nuancer ses résultats, en pleine connaissance des principaux débats méthodologiques.

À un niveau plus fondamental, je soulèverais surtout deux critiques qui me semblent être importantes dans le débat actuel sur l’histoire de la famille et de la parenté.

La première concerne l’appréciation de l’apport de la micro-histoire: je crois qu’en assimilant toutes les approches locales, difficilement comparables, à une véritable démarche micro-historique, Albera est victime d’un malentendu. Car dans la philosophie de la micro-histoire, le but de l’enquête locale n’est pas d’étudier un village ou une vallée en soi, mais précisément de percevoir à une échelle réduite des phénomènes généraux qui échappent à une observation plus distanciée. Lorsque Carlo Ginzburg étudiait la pensée d’un petit meunier du Frioul du XVIe siècle, son horizon n’était pas le meunier, ou son village; c’était la richesse, insoupçonnée jusqu’alors, de la vie culturelle des classes populaires, l’importance de la circulation des livres et des idées dans ces couches rurales. Et lorsque Giovanni Levi étudiait des «fronts parentaux» dans de petites communautés piémontaises, son objectif n’était pas la formalisation de certaines structures de parenté, mais la mise en exergue de l’importance sociale des solidarités parentales, contre une tradition qui avait souligné pendant des décennies la primauté de la famille nucléaire. Le résultat essentiel – et parfaitement généralisable – n’était donc pas une certaine structure parentale, mais un certain usage social et économique de la parenté.

Or, le point saillant leur est que les structures de la parenté, mais surtout importance sociale, ne sont perceptibles qu’à un niveau micro-analytique: leur étude approfondie dans le passé requiert des reconstructions généalogiques très longues et difficiles, qui dans la pratique ne sont envisageables que pour des communautés de taille réduite. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’importance des rapports parentaux a longtemps échappé aux historiens de la famille, concentrés sur des sources sérielles qui permettaient une démarche quantitative et formelle.

Cette difficulté – avec ses conséquences – est quelque peu sous-estimée dans le livre d’Albera: l’auteur s’efforce, dans son analyse, d’aller au-delà de la sphère domestique pour considérer les rapports avec la parenté, mais ses conclusions se basent souvent sur les observations d’anthropologues du XXe siècle et non – faute de travaux dans ce domaine – sur des reconstructions systématiques.

Mais un autre point est probablement plus important: l’assimilation dans l’interprétation de l’auteur – comme d’ailleurs dans une grande partie de la recherche plus ou moins récente – entre les structures formelles de construction de la parenté et l’importance sociale de celle-ci, c’est-à-dire le rôle concret que les parents jouent dans la vie sociale des individus ainsi que dans l’organisation de la société. Comme la plupart des auteurs, Albera tend à déduire l’importance de la parenté, de la structure des liens d’alliance et de descendance: en simplifiant un petit peu, dans le type Bauer la dévolution suit un modèle dynastique, donc seule la descendance est importante, la parenté élargie n’étant pas très influente du point de vue social. Au contraire, dans le type bourgeois, la succession est bilatérale, donc les rapports avec les parents bilatéraux sont importants.

Je crois qu’il s’agit d’une confusion: l’étude classique de P. Lamaison et E. Claverie sur le Gévaudan montre par exemple que dans un système qui privilège un héritier unique, semblable au «type bourgeois» décrit par Albera, la parenté joue un rôle fondamental comme régulateur des équilibres, des solidarités et de conflits entre des maisons qui sont en forte concurrence les unes avec les autres. Dans une autre perspective, dans le contexte «bourgeois» du Valais occidental, nous pouvons observer entre le XVIe et le XIXe siècle une réorientation essentielle des «usages» sociaux des parents, sans que les structures portantes de l’alliance et de la dévolution des terres changent de façon sensible.

Je crois qu’il s’agit d’un point très important pour avancer dans les études sur la parenté: les structures formelles et les modèles de dévolution influencent certainement les usages de la parenté dans la vie sociale, mais elles ne les déterminent pas de façon automatique. Il s’agit de deux niveaux différents. Or, pour comprendre les articulations sociales de la parenté, son «action» concrète, les approches «micro», contextualisées, restent incontournables. Il est vrai, par contre, que les auteur-e-s des enquêtes locales devraient s’efforcer de formaliser leurs résultats de façon à les rendre comparables.

Une dernière remarque: en ce qui concerne les usages sociaux de la parenté, une variable intéressante est représentée par la parenté spirituelle, c’est-à-dire par les rapports entre parrains ou marraines et leurs filleul-e-s. Ce rapport social très important, et universel dans les sociétés européennes, nous donne des informations déterminantes sur la «parenté active», c’est-à-dire sur les parents qui sont effectivement des proches de la famille du baptisé, et ceux qui ne le sont pas, ainsi que sur des solidarités influentes en dehors de la sphère domestique et parentale. La «parenté active» (ou «parenté usuelle» selon Bourdieu) est celle qui compte dans la vie des individus et donc dans l’organisation de la société, alors que d’autres secteurs de la parentèle peuvent être plus «passifs» et n’avoir aucune influence concrète. Les études dans ce domaine se sont sensiblement développées pendant les dernières années, mais cet aspect n’a pas vraiment été considéré par Albera.

En conclusion, les remarques précédentes montrent que le grand effort de systématisation et de synthèse de Dionigi Albera constitue une excellente base de départ pour des discussions qui pourront faire avancer sensiblement les études sur les Alpes, sur l’histoire de la parenté et des sociétés rurales. Il s’agit donc d’une lecture stimulante – outre qu’utile – à conseiller sans hésitations non seulement aux spécialistes d’histoire des Alpes, mais à toutes les personnes intéressées par l’histoire.

Zitierweise:
Sandro Guzzi-Heeb: Rezension zu: Dionigi Albera: Au fil des générations. Terre, pouvoir et parenté dans l’Europe alpine (XIVe–XXe siècles). Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2011. Schweizerische Zeitschrift für Geschichte Vol. 63 Nr. 1, 2013, S. 165-169.

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