Y. Gerhard: André Bonnard et l’hellénisme à Lausanne

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Titel
André Bonnard et l'hellénisme à Lausanne au XXe siècle.


Autor(en)
Gerhard, Yves
Erschienen
Vevey 2011: Editions de l'Aire
Anzahl Seiten
199 p.
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Nicolas Gex

Dans son dernier ouvrage, Yves Gerhard se penche sur l’hellénisme lausannois au XXe siècle, en particulier à travers l’enseignement du grec, du Collège à l’Université. Il comble, du moins pour cette période, un curieux vide historiographique comme il le rappelle lui-même (p. 9). Alors que le latin (par Jean-Pierre Borle), l’histoire ancienne et l’archéologie (par Anne Bielman) avaient eu droit à un titre dans la série publiée pour les 450 ans de la fondation de l’Académie de Lausanne en 1987, le grec avait été «oublié». Toutefois, il serait faux de réduire le livre d’Yves Gerhard à un seul aperçu du grec à l’Université de Lausanne au siècle dernier, car sa perspective est plus large. Son étude, originale et inédite à bien des égards, prend la forme d’un véritable panorama de l’enseignement du grec en terre vaudoise. Sa force tient dans l’approche choisie: le livre est construit à partir des portraits d’enseignants qui ont fait partager leur amour du grec à des générations de Vaudois. Une place de choix est réservée à André Bonnard, dont la première moitié de l’ouvrage constitue une biographie riche et détaillée.

La trajectoire de Bonnard avait déjà fait l’objet de plusieurs études, mais elles s’étaient focalisées sur son engagement auprès du Conseil mondial de la paix (d’obédience communiste), ainsi que sur le fameux procès devant le Tribunal fédéral en 1954 pour espionnage au profit de l’URSS. Si Yves Gerhard revient sur ces événements avec retenue et objectivité, non sans empathie pour l’helléniste, la force de son travail réside dans une approche de l’ensemble de la vie de Bonnard (pp. 15-49). Il se penche certes sur l’intellectuel engagé, mais aussi sur le milieu familial, l’homme privé, le professeur, l’helléniste et l’homme de lettres. À défaut de disposer des papiers personnels du professeur lausannois – il avait ordonné à son épouse de tout brûler à son décès –, l’auteur se base sur des témoignages d’étudiants et de proches de l’helléniste, ainsi que sur ses propres écrits. Il parvient ainsi à faire revivre un professeur unanimement apprécié par les étudiants, captivant ses auditeurs par sa «voix chaude, enthousiaste, parfois même envoûtante» (p. 24), et jalousé par certains collègues – mesquins, ceux-ci n’hésitaient pas rappeler en plein Sénat que Bonnard n’avait pas de doctorat: le manuscrit de sa thèse sur Xénophon, bien qu’achevé, avait été détruit dans un incendie et il ne l’avait pas réécrite. Durant près de trois décennies (1928-1957), l’helléniste a marqué des générations d’étudiants par un enseignement de qualité, où une solide maîtrise de la langue grecque – exigence qui sera celle de ses successeurs – allait de pair avec une approche «résolument littéraire, plus que philosophique ou philologique » (p. 28) de classiques grecs.

Le chapitre consacré à l’oeuvre (pp. 51-106) – le terme n’est en rien galvaudé – de Bonnard est, nous semble-t-il, le point fort de l’étude d’Yves Gerhard – la riche bibliographie permet de s’orienter utilement (pp. 184-188). Textes à l’appui, il met en lumière la pensée du professeur lausannois et en souligne la cohérence, malgré la diversité des écrits. Une attention particulière est portée à la conférence de 1947, «Vers un humanisme nouveau. Réflexions sur la littérature soviétique»; plus qu’un tournant dans son orientation idéologique, Bonnard fait là un «acte de foi», mais une «foi sans Dieu en les pouvoirs de l’homme» (p. 66). En conclusion de sa riche analyse, où l’ensemble des travaux du professeur lausannois est passé en revue, l’auteur note avec pertinence que l’helléniste a lu le monde grec à travers ses propres positions idéologiques et qu’il a projeté un certain nombre de réalités contemporaines sur la Grèce classique, notamment dans sa Civilisation grecque ou ses textes sur la tragédie. Cette approche, Yves Gerhard est un des premiers à le souligner, a «préparé la voie à Marcel Detienne, à Jean-Pierre Vernant et à leurs élèves, qui ne croient plus au ‹miracle grec›, mais situent cette culture dans son contexte historique, présentant des analyse du plus haut intérêt sur les catégories mentales, sans penser que la nature humaine (expression introduite par Platon!) soit permanente et immuable» (p. 106).

Les traductions occupent une place de choix dans des travaux de Bonnard. Yves Gerhard rappelle d’ailleurs que l’helléniste «n’hésitait pas à ‹signer › de son nom les tragédies dont il donnait une ‹ libre traduction » (p. 76). Plus que traduire, Bonnard adapte le texte original, donnant des «versions françaises d’oeuvres grecques» (p. 83), dans une langue classique qui n’a rien perdu de sa fraîcheur. Fort bien adaptées à la scène, les versions de Bonnard ont été jouées (et le sont encore) à plusieurs reprises en Suisse romande et en France – son Antigone a été régulièrement reprise par la Comédie-Française entre 1947 et 1953. S’il a excellé comme traducteur (d’oeuvres en prose également), c’est dans ce domaine que Bonnard a exercé une influence durable. L’auteur souligne l’existence d’une véritable «école» parmi ses anciens étudiants, dont un certain nombre – et non des moindres (Philippe Jaccottet, Maurice Chappaz ou Georges Haldas) – ont traduit des classiques grecs (latins également) pour une série éditée par Rencontre dans les années 1950, où le professeur avait lui-même donné quelques textes. Ces traductions sont conformes «aux exigences que Bonnard fixait lui-même pour ses travaux»: donner des «versions françaises d’oeuvres grecques» (p. 89). En conclusion de sa riche analyse, Yves Gerhard note très justement que le «Les dieux de la Grèce et les trois volumes de la Civilisation grecque sont des chefs-d’oeuvre, tant par leur modernité que par la qualité de leur écriture. De même les traductions, si bien adaptées à la scène et à la lecture courante, ont encore un bel avenir devant elles. L’écrivain restera» (p. 106).

Cette biographie de Bonnard est suivie d’un chapitre consacré à ses successeurs à la chaire lausannoise de langue et littérature grecques (André Rivier, François Lasserre et Claude Calame). Yves Gerhard en brosse un portrait très vivant, à partir de nombreux témoignages de contemporains – sans compter ses propres souvenirs –, tout en exposant leurs travaux scientifiques. Si différents qu’aient pu être les centres d’intérêts, les parcours et les personnalités de ces trois hellénistes, l’auteur parvient à repérer quelques continuités, notamment l’exigence d’une maîtrise rigoureuse de la langue grecque et un intérêt soutenu pour l’enseignement secondaire (collège et gymnase).

Le quatrième chapitre de l’ouvrage lui est précisément consacré. Sans esprit de polémique, Yves Gerhard se livre à un aperçu de cette discipline dans l’enseignement vaudois. Là aussi, l’auteur se fait le portraitiste de plusieurs maîtres de gymnase lausannois qui ont marqué des générations de jeunes hellénistes, toujours à partir de témoignages soigneusement choisis. Peut-être ces pages sont-elles les plus personnelles, puisqu’il a lui-même rempli cette fonction de nombreuses années dans un gymnase de la région lausannoise. Le dernier chapitre revient sur deux aspects de l’hellénisme lausannois, peut-être moins connus, le Colloque de grec et les Amitiés gréco-suisses, dont Yves Gerhard a été l’un des animateurs durant plusieurs années. Dans sa triple conclusion, Yves Gerhard esquisse un intéressant parallèle avec un haut lieu du philhellénisme en Suisse romande, Genève, qui a aussi connu son lot de personnalités hautes en couleurs et qu’un pareil livre manque pour la Cité de Calvin. Il souligne également les liens étroits qui unissent Lausanne à la Grèce moderne, pour terminer par un éloge appuyé de l’immense «dette de l’humanité à l’égard de la Grèce» antique (p. 179). Dette de l’humanité à la Grèce, mais surtout dette envers ces enseignants qui «ont eu une conscience aiguë, et particulièrement, par le charisme de ses cours et par l’immense diffusion de ses livres, André Bonnard» (p. 179).

Nous nous permettons de noter que la Fondation Hardt (p. 174) a débuté son activité en 1949 et non en 1952, date de la tenue des premiers Entretiens sur l’Antiquité classique.

P.S. L’auteur de l’ouvrage nous a prié d’insérer ce bref erratum: p. 154: remplacer «qui succéda à Louis Mauris en 1977» par «qui passa du Collège de Béthusy au Gymnase en 1967, lorsque Louis Mauris fut nommé doyen»; p. 161: la chronologie exacte est la suivante: Jacques Sulliger 1967-1990, Roger Guidoux et remplaçants 1990-1992, Silvain Bocksberger 1992.

Citation:
Nicolas Gex: Compte rendu de: Yves GERHARD, André Bonnard et l’hellénisme à Lausanne au XXe siècle, Vevey: L’Aire, 2011. Première publication dans: Revue historique vaudoise, tome 120, 2012, p. 430-432.

Redaktion
Veröffentlicht am
06.12.2013
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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