V. Alary u.a. (Hrsg.): Lignes de Front

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Titel
Lignes de Front. Bande dessinée et totalitarisme


Herausgeber
Alary, Viviane; Benoît, Mitaine
Reihe
L'Equinoxe
Erschienen
Genève 2011: Editions Georg
Anzahl Seiten
340 p.
Preis
URL
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Alain Boillat

Troisième ouvrage collectif paru chez Georg dans la collection «L’Équinoxe» à être consacré à la bande dessinée, un moyen d’expression encore largement sous-représenté dans les études académiques, Lignes de front rassemble les contributions d’un colloque international qui s’est tenu dans le haut lieu de Cerisy-la-Salle en 2010. Contrairement aux deux précédents colloques de Cerisy qui, en 1987 puis 1993, furent dédiés à des réflexions générales d’obédience narratologique et intermédiale sur le langage de la bande dessinée, celui-ci s’est défini par une approche plus spécifiquement historique et thématique en se concentrant sur un objet précis de la représentation: la guerre en général et le totalitarisme en particulier. La diversité des contextes et postures idéologiques abordés fait de cet ouvrage une somme fort précieuse de réflexions et de références (y compris iconographiques) pour envisager, sur des bases rigoureuses, à la fois l’histoire du médium bédéique et l’histoire telle qu’elle a été figurée à travers lui. Le spectre de productions nationales couvert par les seize études de ce collectif est large et riche: on y aborde autant la bande dessinée franco-belge classique des années 1940 à 1980 (y compris les publications hebdomadaires, dont les journaux repliés sur Lyon durant l’Occupation, examinés par Philippe Videlier) que les oeuvres documentaires plus récentes à fonction testimoniale – rappelons que le reportage constitue aujourd’hui l’un des grands genres de la BD dite «d’auteur», ainsi qu’en a témoigné l’exposition «Journalisme BD» de l’édition 2011 du festival lausannois BD-Fil – en passant par des albums portugais récents consacrés à la figure de Salazar, ainsi que par des pratiques relevant plus explicitement de la propagande, que cela soit en Angleterre (notamment dans l’immédiat aprèsguerre dans The Eagle, sous la houlette du prêtre anglican Marcus Morris dont Renée Dickason examine les techniques narratives et figuratives), aux États-Unis (Milton Caniff), en Espagne (les dessinateurs de Franco, dans un contexte éditorial mis au jour dans l’imposante étude d’Antonio Martin) ou dans l’Italie mussolinienne à l’époque de l’embargo à l’encontre des comics américains, lorsque, comme le démontre Mariella Colin, les journaux pour la jeunesse de la Péninsule valorisent à travers leurs récits d’aventures à épisodes l’intervention du régime fasciste en Espagne contre les Républicains, présentée comme une croisade antibolchévique. Chaque étude de cas atteste de la productivité que présente pour l’historien l’analyse de la bande dessinée, et livre dans un style plaisant les résultats de recherches menées sur des corpus souvent peu connus. Le découpage proposé dans l’ouvrage rend compte de deux grandes phases de l’histoire du récit de guerre en BD: il y a d’abord «l’émergence et la constitution d’un genre», puis, à partir des années 1970, avec des auteurs engagés comme Jacques Tardi (hanté par la Grande Guerre qu’il décrit, comme le montre Vincent Marie, en se basant sur une importante documentation historique) ou, plus tard, Carlos Giménez (Malos tiempos) qui dynamitent les représentations triomphantes du héros guerrier, «la rénovation et la déconstruction du genre». Dans leur introduction, les directeurs de l’ouvrage mettent l’accent sur cette césure en opérant la distinction entre les productions de la culture de masse (jugées stéréotypées, asservies aux idéologies dominantes) qui constitueraient un corpus adapté à une «démarche historienne», et les réalisations plus récentes, «auteurisées», considérées comme une expression individuelle qui appellerait une étude relevant «davantage de la démarche littéraire et sémioticienne» (p. 13). La corrélation entre un contexte de production donné et un type d’approche nous semble problématique, car elle peut laisser penser que la bande dessinée de la période classique ne mérite pas d’être abordée dans une perspective esthétique, et, inversement, que la bande dessinée ultérieure adressée aux adultes se soustrait à un imaginaire collectif et, dès lors, se prête moins à la mise en oeuvre d’une démarche proprement historique. Au lieu de s’interroger sur la nature complexe de la relation postulée entre les représentations et leur référent historique – ce qui permettrait par exemple de nuancer la conception mécaniste sous-tendant l’idée que la bande dessinée de guerre fut une «caisse d’enregistrement de la rumeur du monde» (p. 13) –, comme ont pu le faire un Siegfried Kracauer ou un Marc Ferro pour cette autre «art de masse» qu’est le cinéma. Viviane Alary et Benoît Mitaine reconduisent dans leur introduction une partition qui, en dehors de l’examen même des processus socioculturels de légitimation qui la fonde, tend à être contre-productive en termes d’analyse des représentations. Cependant, les études qui suivent (y compris les leurs) permettent de nuancer considérablement ce propos en analysant finement dans des corpus de bandes dessinées les modalités de figuration de la guerre et de renvoi à certaines situations géopolitiques réelles (mais toujours mythifiées), et en exposant de façon approfondie le contexte de production et de diffusion de ces images séquentialisées. La première section du livre, «Fabrique et miroir des imaginaires nationaux», débute par un article de Pierre Fresnault-Deruelle, l’un des pionniers de la sémiologie de la BD (ici associé à la partie plus «historique» de l’ouvrage) qui propose une étude de Male Call du célèbre Milton Caniff, comic strip publié pendant la Seconde Guerre mondiale dans les journaux de l’armée dans le but de soutenir le moral des soldats. Ce contexte explique selon l’auteur la représentation singulière d’un temps de guerre où les combats proprement dits sont rejetés à la périphérie du récit au profit d’une peinture du quotidien de l’arrière du front, loin des actions héroïques et non dépourvue d’ironie à l’encontre de l’institution militaire. Sensible aux paradoxes, Fresnault-Deruelle note que «le machisme fantaisiste de cette bande dessinée [centrée sur un personnage de pin-up] est en contradiction avec la réalité vécue des hommes sur le terrain» (p. 26), ce qui assure la valeur récréative de ce type de comics. Michel Porret brosse quant à lui avec érudition un panorama des différents traits retenus par les scénaristes et dessinateurs (du méconnu Fred Fucken alias Dick Johns aux célèbres Hergé, Jacobs, Calvo ou Franquin, pour aboutir aux récits dystopiques de Chantal Montellier) lorsqu’ils confrontent leurs héros à des régimes totalitaires recourant à des moyens de répression tels que les camps de concentration, souvent dans un contexte de guerre totale. Partant de l’examen du despote archétypal du Secret de l’Espadon de Jacobs, Porret dissèque les facettes de ce motif dans des productions dont il montre qu’elles s’inspirent autant du roman orwellien 1984 que de dictatures balkaniques, latino-américains, etc. Il termine la traversée de cette production en abordant quelques albums remar quables des années 1970 et 1980, «uchronies» où le totalitarisme constitue le paroxysme de l’emprise des machines ou des dérives d’une société capitaliste et policière. L’apport des contributions de cet ouvrage est d’une telle richesse que nous ne pouvons qu’inciter le lecteur à se plonger dans les différentes études fouillées qui le composent. Les productions contemporaines ne sont pas en reste, qui permettent de tisser un pont vers d’autres médias, comme les deux oeuvres contemporaines sur lesquelles se penche Philippe Marion, qui racontent le quotidien d’un preneur d’images et travaillent à bras-le-corps (du médium et du témoin qui s’en empare) la question du point de vue adopté sur la guerre: un roman graphique promu par une bande-annonce sous forme de webcomic (Shooting War) et une trilogie d’albums mêlant photographie et dessins (Le Photographe). Cette ouverture intermédiale renforce le constat de l’ensemble de Lignes de front quant à l’intérêt scientifique et culturel des discours formulés par les auteurs de BD sur la guerre, la mémoire et l’histoire.

Citation:
Alain Boillat: Compte rendu de: Viviane ALARY, Benoît MITAINE (dir.) Lignes de Front. Bande dessinée et totalitarisme, Genève: Médecine et Hygiène/Georg (coll. L’Équinoxe), 2011. Première publication dans: Revue historique vaudoise, tome 120, 2012, p. 428-430.

Redaktion
Veröffentlicht am
05.12.2013
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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