H. Zumstein: Les figures du glacier

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Titel
Les figures du glacier, histoire culturelle des neiges éternelles au XVIIIe siècle.


Autor(en)
Zumstein, Hélène
Erschienen
Genève 2009: Presses d'Histoire Suisse
Anzahl Seiten
X + 225 p.
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Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Marc Ratcliff

Alors que de multiples travaux ont été consacrés à l’histoire du paysage et à celle des montagnes helvétiques, on connaît moins l’histoire des glaciers. Ce vide est comblé par l’ouvrage de Hélène Zumstein, procédant d’une histoire culturelle qui fait notamment la part des «productions fictionnelles, iconographiques ou descriptives» (p. 6) face aux études d’histoire de la glaciologie. Le texte est structuré en trois parties: 1. la découverte des glaciers; 2. la construction des représentations sur les glaciers; 3. les différents usages des glaciers et leur relation au territoire. Dans chaque partie, l’auteure fouille d’abord la Renaissance pour concentrer ensuite l’essentiel du propos sur les Lumières.

C’est un lent mouvement séculaire qui porte, de la Renaissance au XVIIIe siècle, les élites de l’Europe à s’intéresser à un espace extrême auparavant recouvert des voiles de l’inconnu. Si l’enquête lexicographique qui ouvre le livre montre l’absence de définition du glacier avant les Lumières, il n’y a pas pour autant un vide représentationnel. La montagne et ses glaciers sont un locus horribilis, à propos duquel s’est constituée de l’Antiquité au XVIIe siècle une «rhétorique répulsive» (p. 24). C’est contre celle-ci que se forme l’imaginaire moderne de la montagne, démystifié par les voyages sur les sites des Hottinger, Scheuchzer, Altmann, Windham-Pococke, Martel, les Deluc, Bourrit et Saussure. Ce nouveau système de représentations se laisse analyser en de nombreuses métaphores, architecturales, maritimes, volcaniques, saisonnières, dont une partie va se cristalliser en lieux communs: par exemple la «mer de glace». Dès le XVIIe siècle, la théologie naturelle qui exalte les merveilles de la Création est un des grands systèmes idéologiques et motivationnels sous-jacents à la découverte des glaciers: ils participent des beautés et curiosités d’une nature aux spectacles multiples et à présent merveilleux. Le déplacement de la rhétorique du sublime de la tragédie vers la Nature traduit aussi ce sentiment nouveau des voyageurs, sujets à un contrôle incontrôlé: la béance du spectacle spatial et sonore des montagnes laisse l’admirateur sans voix, au point même que l’indicible devient un lieu commun de cette littérature. Même les avalanches sont esthétisées pour en faire «oublier le danger» (p. 58). Cet engouement européen pour les glaciers prend place durant la seconde partie des Lumières et recouvre d’avalanches de mots ces phénomènes qui «participent d’un monde aux antipodes de la civilisation» (p. 49). On rebaptise les lieux selon le nouvel ordre naturaliste et esthétique: la montagne maudite s’appellera désormais le mont-blanc…

Dès 1760, la vaste circulation européenne de la littérature de voyage contribue à organiser l’espace helvétique autour d’une nouvelle perception des Alpes. En conséquence, les liens entre l’Helvétie, les montagnes et les glaciers se resserrent au point de redimensionner tant l’identité patriotique Suisse que le rapport à la montagne, ouvrant lentement les vallées à la nouvelle économie du tourisme qui se développera au XIXe siècle. Et derrière la découverte, l’auteure montre bien le jeu de construction des significations: «La mise en discours des glaciers leur donne une existence à laquelle ils ne pouvaient prétendre auparavant» (p. 60). Au sein decette mise en discours s’opèrent des relations nouvelles entre les phénomènes, la glace et l’eau, l’avalanche et le glacier, le climat et le paysage, prenant acte de la naturalisation de la montagne sous sa double face de connaissance et d’exploitation. On peut désormais expliquer l’abondance de l’eau tant par la métaphore des châteaux d’eau que par des relevés cartographiques et des recherches naturalistes.

Ces représentations du glacier sont distillées de multiples manières, comme autant d’images narratives, par exemple celles des terminaisons liquides des glaciers (p. 102), qui, sous le feu des diverses plumes, deviennent magasins ou réservoirs des eaux, manufacture ou atelier des fleuves. En sondant la circulation des représentations, l’auteure montre comment certaines images se sont fixées au détriment d’autres. Mais l’imaginaire a aussi ses limites, et pour certains voyageurs, la réalité peut être décevante, voire trop éloignée des canons artistiques: quel intérêt à «peindre un tas de pierres»? (p. 64). Toutefois, les mêmes auteurs du XVIIIe siècle qui procèdent à sa mise en sublime vont démystifier le glacier, en l’enchâssant dans un imaginaire technique de mesure et de cartographie des Alpes. En relief paraît l’image d’Epinal du glacier de Grindelwald, facile d’accès, qui donne lieu à une grande production d’estampes et fait ainsi connaître partout les glaciers. En parallèle, les techniques et sujets iconographiques se développent: on met en scène l’excursion, le matériel, de nouvelles vues des glaciers, des panoramas, et, peu à peu, des spectateurs. L’irruption d’images dans le discours, et leur présence appuyée dans les imprimés à partir des années 1770 contribue grandement à seconder et diffuser la mode de la montagne prolongée en de nombreuses pratiques. Par exemple, des pratiques médicales – l’eau des glaciers, les remèdes de montagne, les goitreux; dès le XVIIe siècle, les savants ne manquent pas, comme le fait un Lafitau pour les indiens du Canada, d’envisager les montagnards selon un point de vue proto-ethnologique et ainsi les planches de l’Itinera de Scheuchzer révèlent un véritable musée de la montagne. Jusqu’à la fin des Lumières, l’histoire naturelle inclut l’histoire des hommes.

Commençant par un tour obligé où l’on visite Grindelwald et la Savoie, l’accès à la montagne donne l’espoir d’une conquête de l’inconnu à portée de main des élites européennes. Mais pour y pénétrer, certaines technologies de l’expédition sont indispensables et l’auteure nous décrit les facteurs influençant l’excursion et ses modes de préparation: ressources cartographiques, choix des lieux, des guides, matériel, habits nécessaires au voyage sur les glaciers. Il faut apprendre des techniques de marche, que les textes dissèquent en détail. La pratique de la montagne qui s’inaugure à la Renaissance pour prendre son envol au XVIIIe siècle apprivoise un environnement hostile à l’aide d’une intense production de discours de tout genre: littérature de voyage, science, poésie, histoire naturelle, fiction, qui reflète l’expérience croissante des acteurs avec la montagne. Au centre, l’expérience de l’expédition est aussi noble que l’expérience scientifique et c’est pourquoi les auteurs la traitent selon l’ordre de la reproduction sociale, en exhibant forces techniques d’excursion et inventaires de matériel. Cordes, sacs, échelles, crampons, chaussures, perches, bâtons, lunettes, habits de protection, sont minutieusement décrits et acquièrent un statut équivalent à ceux des instruments et procédures d’une expérience. Une expédition d’où l’on revient, c’est une expérience réussie – elle génère un savoir qui tend à être codifié et dont l’apogée sera, tout culturellement, le récit de voyage.

Le choix de l’auteure d’aborder son sujet à travers les seuls imprimés de «l’élite itinérante» (p. 6) pose des problèmes qu’elle ne s’est pas cachés. La conclusion défend la légitimité d’une histoire culturelle étudiant prioritairement les représentations, au risque, selon Jean-François Bergier, d’occulter «la réalité matérielle et sociale» de la montagne (p. 143). Le problème me semble loger ailleurs. L’auteure remplit certes son projet de «comprendre comment s’agencent, se construisent et se diffusent les différentes figures du glacier» (p. 7). Mais une histoire culturelle des neiges éternelles ne doit-elle pas étendre l’enquête à toutes les représentations qui contribuent à expliquer les dynamiques de transformation relatives aux glaciers? Un exemple: les auteurs qui cultivent les métaphores finement analysées dans l’ouvrage, ceux qui affinent la cartographie, l’iconographie et généralement produisent du discours sur les glaciers, vont aussi les quadriller d’un espace représentationnel nouveau, un peu rapidement exécuté dans le texte sous le genre scientifique. Or, il n’y a aucune raison que l’activité scientifique et technique passe à la trappe de l’histoire culturelle, d’autant plus lorsqu’elle contribue à modifier la perception et la représentation d’un objet. C’est le cas de cette classe d’instruments scientifiques, thermomètres, baromètres et hygromètres, grâce auxquels les savants et les autochtones, abordent au XVIIIe siècle la montagne avec des techniques – et un imaginaire – de la mesure. L’effet sera au rendez-vous: de Strabon à la Renaissance, la glace est une «pierre liquide» (p. 23), et l’abandon de cette image doit sans doute quelque chose à l’emploi des instruments scientifiques, qui participent aussi à modifier les représentations.

Enfin, en plus de ses contenus enjolivés par le style coulant de Hélène Zumstein, il faut saluer là un beau livre dû au travail éditorial soigné des Presses d’histoire suisse, doté d’une sérieuse bibliographie – on peut regretter l’absence d’index – et d’une belle iconographie du glacier qui couvre trois siècles à partir de 1540.

Citation:
Marc Ratcliff: compte rendu de: Hélène Zumstein: Les figures du glacier, histoire culturelle des neiges éternelles au XVIIIe siècle. Genève, Presses d’histoire suisse, 2009. Première publication dans: Revue Suisse d’Histoire, Vol. 60 Nr. 1, 2010, p. 150-152.

Redaktion
Veröffentlicht am
06.02.2012
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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