M. Abélès: Les nouveaux riches

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Titel
Les nouveaux riches. Un ethnologue dans la Silicon Valley.


Autor(en)
Abélès, Marc
Erschienen
Paris 2002: Éditions Odile Jacob
Anzahl Seiten
278 p.
Preis
URL
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Sandra Bott, Anthropole/5099, UNIL

Dans cet ouvrage, Marc Abélès propose au lecteur le fruit d’un travail de terrain de plusieurs mois dans l’univers de la nouvelle économie de la «Silicon Valley». Si cette région californienne évoque la richesse et la prospérité des dirigeants de grandes firmes ou de «start-up», elle fut également longtemps considérée dans l’opinion américaine comme «la vallée des radins». En effet, alors que les compagnies déclaraient de confortables bénéfices, leurs responsables semblaient peu disposés à redistribuer une partie des profits dans des actions caritatives. Pourtant, à la fin des années 1990, un changement s’amorce et un intérêt nouveau pour les initiatives philanthropiques émerge chez les jeunes capitalistes de la vallée. Comment expliquer les nombreuses fondations philanthropiques créées ces dernières années dans cet univers qui semble guidé par l’individualisme et le profit? L’auteur s’interroge sur les facteurs de ce changement en centrant son analyse sur le rôle du don dans la société américaine, s’inscrivant ainsi dans la continuité des recherches menées, de Mauss à Godelier, en anthropologie économique. Si Abélès s’est focalisé sur la culture philanthropique de la société siliconienne, ses nombreuses observations sur l’univers de la nouvelle économie participent à une compréhension plus large de la question de la production des richesses et de leur usage. Le travail d’Abélès met également en lumière les processus d’inclusion et d’exclusion qui sont à l’oeuvre dans cet univers d’innovation, où les laissés-pourcompte du monde de la haute technologie (majoritairement d’origine hispanoaméricaine) n’ont aucun moyen d’obtenir une place à part entière dans une société dont les mécanismes leur échappent. En outre, le style, tout à la fois analytique, narratif et anecdotique de l’auteur, qui nous fait part de ses entretiens avec les philanthropes et de ses remarques personnelles sur la vie quotidienne de la vallée, rend la lecture de l’ouvrage stimulante.

L’auteur nous propose, dans un premier temps, de mieux cerner le fonctionnement économique de la vallée, ainsi que les pratiques et coutumes d’une partie de ses habitants, soit des jeunes ingénieurs, dont une majorité sont des immigrés hyperqualifiés (les deux tiers sont d’origine asiatique) et qui se définissent volontiers comme des «workaholics». Ces derniers sont pris dans ce qu’Abélès n’hésite pas à appeler une lutte où il s’agit d’abord de se faire une place, puis d’augmenter sans cesse sa fortune. Quant à l’organisation économique, elle se base sur le principe de l’«interconnaissance» et des réseaux d’affaires, deux notions essentielles qui sont également au coeur des pratiques philanthropiques de ces nouveaux riches.

Dans un deuxième temps, l’auteur revient sur le développement de la philanthropie aux Etats-Unis depuis la fin du XIXe siècle et sur les spécificités de celleci, notamment par rapport à la France. On découvre au travers de ce bref historique le processus de privatisation de la charité qui prend place aux Etats-Unis, contrairement à la France où le domaine du «non-profit» relève principalement des pouvoirs publics. Ce survol permet à l’ethnologue de confronter les pratiques communautaires des nouveaux riches à la philanthropie classique de la côte Est des Carnegie, Rockfeller, Ford et consorts – et de déterminer quelles voies particulières prend la charité dans la Silicon Valley. Cette partie constitue le coeur de l’ouvrage. Par leurs pratiques philanthropiques, les nouveaux riches de Californie ne se différencient guère des rois du pétrole et de l’industrie lourde. La création des fondations semble en effet motivée par la recherche du prestige et de l’aura dont bénéficient les riches donateurs, ainsi que par l’idée qu’il faut «rendre» à une société qui a permis de s’enrichir. Abélès insiste néanmoins sur les aspects proprement originaux de la «nouvelle» charité, qui consistent à favoriser des formes d’organisation basées sur l’innovation et la prise de risque. Ce sont les rapports
interindividuels, les réseaux qui sont garants d’une vision où prédominent flexibilité et rapidité. Les objectifs de profit et de performance sont donc également présents dans ce secteur, ce qui conduit l’auteur à se questionner sur le sens même de l’action philanthropique dans un monde marqué par l’intérêt individuel et par la quête effrénée du profit. Si les pratiques charitables sont sans aucun doute stimulées par une législation fiscale très favorable, elles ne se réduisent cependant pas à un simple calcul d’intérêt: «les nouveaux millionnaires mettent l’accent sur la nécessité d’un engagement direct, qu’il s’agisse d’une participation à des actions bénévoles ou du suivi actif des associations qu’ils subventionnent. Ils veulent substituer à la philanthropie du carnet de chèques un investissement humain: donner son temps et pas seulement son argent» (p. 258). Il importe avant tout de se met tre au service de la communauté dans laquelle on travaille et où l’on vit. La charité se réalise donc au niveau local, loin de toute référence à la société américaine ou à l’Etat.

Dans sa conclusion, l’auteur soutient que les pratiques philanthropiques des nouveaux milliardaires incarnent les différentes catégories maussiennes du don: le don dépense, le don prestige et le don qui fait lien. Ainsi, Abélès relève que «cela tient à la nature même de la philanthropie d’incarner simultanément les deux figures maussiennes du don: d’un côté, la dépense, son arbitraire et son excès; de l’autre, le pouvoir et le prestige qui reviennent aux seuls nantis. Certes ces caractères ne résument pas à eux seuls l’entreprise philanthropique: comme l’a bien vu Mauss, le don fait lien, il est facteur de cohésion sociale» (pp. 252–253). Pour les nouveaux riches, la priorité doit aller à toute initiative qui permette d’améliorer la vie de la communauté et de pallier l’inégalité des chances: l’éducation, le travail social sont donc les secteurs privilégiés de la nouvelle philanthropie.

Citation:
Sandra Bott: Compte rendu de: Marc Abélès: Les nouveaux riches. Un ethnologue dans la Silicon Valley. Paris, Editions Odile Jacob, 2002. Première publication dans: Revue suisse d’histoire, Vol. 56 Nr. 1, 2006, S. 122-124.

Redaktion
Veröffentlicht am
08.12.2011
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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