J. Attali: Karl Marx ou l’esprit du monde

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Titel
Karl Marx ou l’esprit du monde.


Autor(en)
Attali, Jacques
Erschienen
Paris 2005: Libraire Arthème Fayard
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Pierre Jeanneret

Peu d’écrits ont connu une diffusion plus universelle et suscité plus d’exégèses que les oeuvres de Karl Marx. On était donc en droit de s’interroger: qu’allait apporter de nouveau l’étude de Jacques Attali? Assurée d’un lancement très médiatisé, à l’aune de la personnalité de l’auteur, l’entreprise de ce polygraphe brillant mais parfois superficiel pouvait légitimement susciter quelques doutes. Dans la limite de ses ambitions (car il s’agit clairement d’un ouvrage destiné au grand public éclairé plutôt qu’aux spécialistes), le résultat, malgré ses défauts, est probant. Attali fait là un travail utile, servi par une plume moderne, précise, incisive, souvent élégante. L’auteur admet avec franchise sa connaissance tardive de l’oeuvre de Marx, qui ne cesse désormais de l’interpeller par «la précision de sa pensée, la force de sa dialectique, la clarté de ses analyses, la férocité de ses critiques, l’humour de ses traits, la clarté de ses concepts» (p. 14). Sur le dernier point, on peut émettre quelques réserves …

Publiée dans une collection biographique qui a ses traditions et ses lettres de noblesse, le livre, de construction très classique, suit chronologiquement la vie de Marx. L’homme et sa famille, qui compta tant pour lui, n’y disparaissent pas derrière sa pensée. Vu ses propres origines qui le prédisposaient à se pencher sur cette problématique, on lira avec intérêt les pages subtiles que consacre Attali aux rapports complexes de Karl Marx avec le judaïsme. Ambiguë déjà, la conversion plus ou moins forcée du père – mais au luthérianisme, et non au catholicisme très majoritaire à Trêves – pour des raisons professionnelles. Si l’athéisme amène tout naturellement à l’antijudaïsme de Marx, c’est le concept de haine de soi (liée à l’image traditionnelle du Juif usurier) qui peut expliquer des formulations que, chez un autre que Marx, on qualifierait d’antisémites: «Quel est le culte profane du Juif?

Le commerce. Quel est son dieu profane? L’argent. […] La nationalité chimérique du Juif est la nationalité du commerçant, de l’homme d’argent.» Mais la seconde clef de ces propos réside dans un autre rapport ambigu, bien cerné par Attali, celui qu’entretenait Marx avec l’argent: fascination et répulsion. Refusant le travail salarié (au prix de la santé et même de la vie de ses jeunes enfants subissant les années de misère londoniennes), répugnant à achever un manuscrit et à s’en séparer pour publication, Marx a vécu dans sa chair la théorie du «désaisissement», de l’«aliénation» qui prive le producteur du fruit de son travail. Cette interaction qu’éclaire l’auteur entre la doctrine et la vie personnelle de Marx (avec l’omniprésence de la maladie, notamment le poids de la tuberculose, et la succession de drames familiaux) constitue certainement l’un des points forts du livre. On y trouvera aussi un certain nombre de portraits qui, pour n’être pas vraiment novateurs, n’en constituent pas moins le réseau familial, d’influences et social indispensable à la compréhension de Marx: celui du père, admirateur de la France émancipatrice en laquelle son fils Karl verra, jusqu’au coup d’Etat du 2 Décembre 1851, la nation révolutionnaire par excellence; celui de l’aristocratique épouse Jenny von Westphalen, devenue matérialiste athée convaincue, admirable compagne d’idées, de combats et de misère; ceux des filles Jennychen, Eleanor et Laura, aux destins tragiques; ceux encore de Wilhelm Liebknecht, Charles Longuet ou Ferdinand Lassalle. Car Attali a soigneusement replacé – comme il sied à une biographie moderne – Karl Marx dans son contexte politique (en particulier celui des débats et crises qui déchirèrent l’Internationale comme tout le mouvement ouvrier), social, économique, culturel. Cette mise en contexte procède hélas trop souvent par simple juxtaposition peu pertinente d’éléments sans lien explicite. Ainsi (exemple caricatural) le lecteur apprend qu’«à l’époque où Auguste Renoir peint Le Moulin de la Galette, Guesde se retrouve devant les tribunaux pour avoir proposé l’appropriation collective du sol et des instruments de travail» (p. 395). Outre ces rapprochements futiles, quelques erreurs grossières auraient pu être corrigées: c’est la Spree et non la Speer (le ministre du IIIe Reich?) qui coule à Berlin, etc. Il est regrettable aussi que l’orthographe des termes allemands n’ait pas été mieux contrôlée. Enfin certaines formulations et raccourcis historiques (à propos de l’unité italienne ou des événements de 1905 en Russie) laissent songeur. Il s’agit là de péchés relativement véniels. Très pertinemment en revanche, Attali met l’accent sur les découvertes scientifiques et leurs applications technologiques, qui enthousiasmaient Marx: bateau à vapeur, photographie, moissonneuse mécanique et surtout les usages révolutionnaires (dans les deux sens du terme) de l’électricité, qui le fascinait. Autant de progrès emblématiques d’un XIXe siècle dans lequel Marx s’inscrit pleinement, à l’instar d’un Victor Hugo ou d’un Jules Verne. Mais surtout – et là est sa modernité – il voyait en ces mutations du monde des éléments autrement plus révolutionnaires que les mouvements politiques proudhonien ou blanquiste.

Nous entrons ainsi de plain-pied dans la pensée de Marx qui est, comme on pouvait heureusement s’y attendre, au coeur de l’ouvrage. De manière peut-être moins paradoxale qu’il n’y paraît (dans un livre destiné à un large public), l’économiste Attali accorde davantage de place aux aspects politico-philosophiques de l’oeuvre et du combat de Marx qu’à sa théorie économique. Il est vrai que l’analyse de la notion de valeur ainsi que le fameux concept de «plus-value» (Mehrwert) constituent la partie la plus ardue de la doctrine, desservie dans Le Capital par une forme peu élégante, voire abstruse et souvent indigeste, à laquelle Attali oppose la concision et la clarté des pamphlets, brochures et écrits journalistiques trop oubliés aujourd’hui. Ainsi ces pages de septembre 1870, d’une remarquable lucidité, où Marx prévoit que la «spoliation territoriale» (l’Alsace-Lorraine) de la France par la Prusse bismarckienne provoquera inéluctablement l’alliance franco-russe et «le déclenchement d’une confrontation planétaire».

Jacques Attali s’est appliqué à mettre en évidence les éléments essentiels de la pensée de Marx et les interprétations qu’elle induit. Le principal apport du penseur allemand fut de décrire (en visionnaire) la «mondialisation» qui n’allait cesser de se renforcer, «l’industrie universelle», le «marché mondial», le «caractère cosmopolite» de la production matérielle et intellectuelle, comme celui de la consommation. Mondialisation de l’économie favorisée par les progrès technologiques évoqués plus haut. Mondialisation potentiellement révolutionnaire puisque poussant à l’extrême, et au niveau universel, l’antagonisme des classes. Mondialisation souhaitée donc par Marx qui, selon Attali, se distancerait clairement aujourd’hui du courant altermondialiste. Sur ce point comme sur d’autres, l’auteur ne craint pas d’inscrire son étude au coeur des débats de notre temps les plus sujets à la polémique.

Le deuxième point fondamental concerne le capitalisme (en soi élément de progrès) comme passage obligé vers le communisme. La nécessité historique du socialisme interdit donc de brûler cette étape. La pensée de Marx connaîtra cependant un revirement, suite à la fois à l’écrasement de la Commune de 1871 et du mouvement ouvrier dans toute l’Europe occidentale, et de l’évolution du socialisme anglais vers le travaillisme réformiste. Il se rapprochera alors des révolutionnaires russes et estimera que la Russie partiellement industrielle mais restée essentiellement rurale (celle des mir ou cellectivités paysannes) pourrait constituer une exception et sauter l’étape du passage par le capitalisme. On mesure les enjeux de cette problématique, notamment dans les débats ultérieurs entre menchéviks et bolchéviks.

Autre ambiguïté à propos des formes de la conquête du pouvoir, de la nécessité ou non de la violence révolutionnaire. Ancien porte-parole du président Mitterrand, s’inscrivant dans la filiation social-démocrate de Léon Blum, Attali insiste, textes à l’appui, sur le refus par Marx de la révolution violente en démocratie. Celle-ci reste cependant inévitable face aux régimes répressifs, et Marx la légitime lors de la Commune de Paris. Son échec même, dans un bain de sang, aura démontré à la fois la nécessité de l’alliance entre la classe ouvrière et la paysannerie (cette paysannerie que Louis-Napoléon Bonaparte avait su séduire), et celle de la «dictature du prolétariat»: mais, sur le caractère provisoire ou non, révocable ou non de cette dernière par le vote populaire, la pensée de Marx se prête aux interprétations les plus divergentes. L’intérêt du livre d’Attali réside précisément dans le refus des réponses univoques aux questions posées par le «marxisme», et dans la mise en exergue du caractère paradoxal d’une pensée toujours en mouvement. Le septième et dernier chapitre de l’ouvrage est sans doute le plus personnel et le plus engagé, donc le plus contestable aussi sur certains points. Jacques Attali y dénonce le dévoiement de la pensée foisonnante de Marx en un dogme rigide qui réduit par exemple, au nom d’un déterminisme mécanique, les créations artistiques à une simple «superstructure», assertion démentie par les textes originaux. Il décrit avec force détails (utiles ici) les luttes de pouvoir autour de la captation des manuscrits inédits de Marx, prélude à son appropriation par les différentes tendances du mouvement socialo-communiste. Quatre responsables principaux, selon lui, «caricatureront sa théorie». Friedrich Engels se posera, à la mort du maître, en égal de ce dernier (jusqu’à produire la figure officielle d’un Marx-Engels). Surtout il entamera, avec l’Anti-Dühring, le processus de réduction du marxisme à un catéchisme simpliste. On peut néanmoins se demander si l’ouvrage rend pleine justice à l’apport décisif de ce patron communiste dans la prise de connaissance par Marx des conditions de production et de travail dans l’industrie anglaise, ou encore à l’intérêt des écrits militaires du «Général» (des républicains de 1848), dans lesquels Attali semble voir une simple marotte inoffensive: ils inspireront Trotski, Mao, voire Giap. Après les simplifications opérées par Kautsky, «le Pape du marxisme», Lénine substituera à la dictature du prolétariat celle d’un parti, prêtera à Marx une apologie de la violence révolutionnaire («l’insurrection est un art») et défendra une conception autoritaire de la dictature du prolétariat, dont s’inquiétera Rosa Luxemburg. «Nul ne se réfère plus guère aux textes originaux, ensevelis sous des couches successives de mensonges et de travestissements» (p. 497). Sous Staline, qui s’érigera en génial continuateur de la «pensée Marx-Engels-Lénine», l’oeuvre de Marx sera réduite à un catéchisme, son auteur statufié, figé dans l’iconolâtrie. Plus gravement pour la mémoire de Marx, sa doctrine servira de fondement et de justification aux pires abominations staliniennes, maoïstes ou khmères rouges. Si ces faits sont connus, il fallait cependant les rappeler. Jacques Attali nous invite donc à revenir non à un improbable «vrai» Marx, mais à son oeuvre vivante, avec ses ambiguïtés et ses contradictions. Sans doute vieillie sur certains points (l’opposition absolue de deux classes aux contours rigoureusement définis, la bourgeoisie et le prolétariat, dans les pays avancés), sans doute démentie sur d’autres par l’histoire (l’imminence, toujours différée, de la révolution communiste), la pensée de Marx constitue encore un outil de compréhension de notre époque en plein processus de mondialisation, qu’Attali évoque avec force à la fin de son livre: «Nous assistons à l’explosion du capitalisme, au bouleversement des sociétés traditionnelles, à la montée de l’individualisme, à la paupérisation absolue d’un tiers du monde, à la concentration du capital, aux délocalisations, à la marchandisation, à l’essor de la précarité, au fétichisme des marchandises […] Tout cela, Marx l’avait prévu» (p. 502). Son oeuvre conserve donc, comme le démontre l’auteur, une singulière actualité.

Citation:
Pierre Jeanneret: Compte rendu de: Jacques Attali: Karl Marx ou l’esprit du monde. Paris, Fayard, 2005. Première publication dans: Revue suisse d’histoire, Vol. 56 Nr. 1, 2006, S. 119-122.

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Veröffentlicht am
08.12.2011
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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