Cédric Humair: Développement économique et Etat central

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Titel
Développement économique et Etat central (1815–1914). Un siècle de politique douanière au service des élites


Autor(en)
Humair, Cédric
Erschienen
Bern 2004: Peter Lang/Bern
Anzahl Seiten
870 S.
Preis
URL
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Laurent Tissot

On a peut-être de bonnes raisons d’être rebuté à l’idée de lire un ouvrage de 870 pages sur l’histoire de la politique douanière helvétique. Un si gros livre pour un sujet aussi austère et si technique! Qu’à cela ne tienne. Ces 870 pages valent le détour. Car Cédric Humair ne se contente pas de la relation élémentaire des nombreux accords commerciaux que la Suisse a conclus avec ses partenaires commerciaux et leurs implications sur son développement économique ou juridique. Il donne à son ouvrage une dimension qui en fera certainement une référence incontournable pour le chercheur travaillant sur le 19e siècle. Aux yeux d’Humair, étudier la politique douanière d’un pays, c’est d’abord étudier une politique mise en place à un moment donné dans un espace national donné sous des contraintes spécifiques et des attentes plus ou moins affichées. C’est aussi étudier la façon dont cette politique a été construite, sous quelles forces économiques et sociales elle a été menée, dans quelles conditions elle a été appliquée et quels bénéfices les différentes composantes d’une société ont pu en retirer. C’est enfin étudier les modifications que cette politique a connues compte tenu des bouleversements politicoéconomiques et des changements des rapports de force sociaux que l’on peut déceler. Bref, ce gros ouvrage brasse toute une histoire de la Suisse en liant les dimensions économiques, politiques, juridiques, institutionnelles et sociales. Ce n’est pas peu dire qu’il nous invite à une plongée dans une tranche d’histoire pour laquelle les rares études menées jusqu’à aujourd’hui nous avaient contraints à rester à fleur d’eau.

Conduite autour d’un axe particulier (les politiques douanières), cette plongée est encore menée selon une direction bien précise, soit la détermination du rôle de l’Etat central dans l’aménagement de ces politiques. Ce point de mire conduit Cédric Humair à remettre en question deux points de vue largement admis dans l’historiographie: la vigueur du libéralisme présentée comme l’explication à l’essor économique de la Suisse au 19e siècle et l’attention soutenue portée à l’idée d’une adaptation continuelle de ses forces aux exigences extérieures eu égard à sa petitesse.

Une des principales originalités de Cédric Humair est certainement de partir de la thèse d’une division de l’espace économique helvétique en cinq ‘mondes de production’ dont la composition et les intérêts ne se recoupent pas. Les forces socioéconomiques qui agissent à l’intérieur de ces mondes de production déterminent des politiques spécifiques et défendent des intérêts liés aux caractères particuliers de ces mondes: la Suisse occidentale marchande façonnée par des marchands banquiers, la région zurichoise sous la houlette de grands industriels, la Suisse orientale industrielle dominée par des marchands entrepreneurs, la Suisse centrale et méridionale agricole et la Suisse occidentale agricole qu’activent une aristocratie terrienne de montagne pour la première et de plaine pour la seconde. C’est dans l’entrechoquement de ces élites et des rapports de force qui les opposent que l’émergence d’une politique douanière est explicable. Ce substrat théorique est dynamisé au cours du temps en fonction de la nature changeante des problèmes rencontrés, des nouvelles attentes qui se formulent, des nouveaux marchés qui se précisent, des niveaux de vie qui se modifient et des réalités technologiques et institutionnelles qui se structurent. Cédric Humair peut centrer son analyse sur la reconfiguration de ces espaces et des intérêts qui les fondent pour démontrer la trajectoire de la Suisse et le sens des réponses qui sont données. Chaque ‘monde’ conçoit le rôle de l’Etat de manière différente et agit dans le sens qui l’avantage. En procédant de la sorte, l’historien lausannois peut casser l’image d’un ‘Etat’ homogène agissant pour le bien de tous et celle d’un cadre national source d’une réalité intangible qui synthétise toutes ses composantes en une seule voix. Il peut décrypter les forces opposées et conflictuelles qui peuvent agir à l’intérieur d’un espace national pour imposer leur propre vision de l’Etat et valoriser leurs intérêts. A terme, Cédric Humair peut ainsi montrer une évolution qui fait des grands industriels l’élément-clé dans la définition d’une politique douanière. Le tarif de 1903 marque notamment la fin d’une alliance entre les paysans et les ouvriers et la convergence des trois organisations faîtières (Union suisse du commerce et de l’industrie, Union suisse des arts et métiers, Union suisse des paysans) vers une politique commune en la matière. La formation d’un bloc bourgeois-paysan assure la mainmise de forces sociales qui peuvent dès lors compter sur une majorité claire pour imposer leur propre vision et s’opposer notamment à la montée des mouvements ouvriers. Cette transition est également marquée par une autre, celle d’un capitalisme libéral, de type manchestérien, laissant sa place à un capitalisme organisé où l’intervention de Etat central est réclamée dans le but de fixer les conditionscadre permettant l’essor des secteurs industriels. Dans ce paysage, on ne peut ne pas être frappé par le poids assez secondaire des élites romandes, toutes natures confondues. Leur faible représentativité dans les commissions laisse à penser que beaucoup de décisions se sont prises dans les salons feutrés, qu’ils soient zurichois, bernois, bâlois ou … genevois, mais où le souffle romand, à quelques rares exceptions près, n’a guère compté.

La démonstration de Cédric Humair repose sur un cadre théorique très élaboré qui laisse parfois peu de place à une discussion plus élargie des questions soulevées et des notions utilisées. En s’en prenant au ‘mythe de la Suisse dépendante’, Cédric Humair fait oeuvre très utile. Il n’épuise pourtant pas la question à travers la seule dimension douanière. Le recours à des histoires d’entreprises, qui manquent encore cruellement pour le 19e siècle, permettrait d’en savoir plus sur les marges d’autonomie des industries suisses. De plus, la place occupée par la Suisse dans les grands débats diplomatiques pourrait nuancer le propos et rééquilibrer une balance qui ne passe pas simplement d’un pôle à l’autre. Que l’on pense aux discussions qui entourent l’émergence de cette société internationale qui se surimpose en quelque sorte aux nationalismes existants en matière ferroviaire, postale, technique (télégraphie), juridique (les brevets) et où la Suisse joue un rôle phare parce que directement intéressée, mais où les antagonismes internationaux font rapidement apparaître ses propres limites et son degré de … dépendance.

On pourrait aussi mentionner le concept de mondes de production qui, s’il est tout à fait opérationnel pour la première moitié du 19e siècle, devient plus problématique par la suite dans la mesure où la substance de ces ‘mondes’ évolue et change considérablement au cours de la seconde moitié du 19e siècle. Cédric Humair semble d’ailleurs atténuer cette perspective ‘horizontale’ pour renforcer la perspective ‘verticale’, plus classique, au cours de son analyse. L’exemple de l’Arc jurassien et de la région bâloise est à cet égard très éclairant. Peut-on encore les classer, à partir des années 1880, sous la ‘Suisse occidentale marchande’ sans dénaturer leur composition socio-économique? Il en est de même de la notion de ‘classes moyennes’ abondamment utilisée tout au long de l’ouvrage mais sans toujours que l’on sache quelle est sa substance exacte et quelle sont les modifications qu’elle subit au cours du temps. Mais cela n’enlève rien aux mérites de Cédric Humair d’avoir mené une étude d’une très grande clarté et d’une très grande précision, bâtie sur une très solide bibliographie et le recours à une masse archivistique considérable. Des annexes intelligemment élaborées distillent une série d’informations de tout premier plan et un index facilite la recherche des nombreux personnages et associations qui concourent à l’élaboration de ces politiques douanières et pour lesquels des notices donnent des informations condensées sur leur existence et leur profil. C’est un ouvrage que l’on peut qualifier de ‘plein’, de totalement achevé, résultat de plus de dix ans de recherches et qui fait honneur à son auteur.

Zitierweise:
Laurent Tissot: Rezension zu: Cédric Humair: Développement économique et Etat central (1815–1914). Un siècle de politique douanière au service des élites. Berne, Peter Lang, 2004. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte, Vol. 56 Nr. 1, 2006, S. 107-109.

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Zuerst veröffentlicht in

Schweizerische Zeitschrift für Geschichte, Vol. 56 Nr. 1, 2006, S. 107-109.

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