B. Altermatt: La politique du bilinguisme dans le canton de Fribourg

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Titel
La politique du bilinguisme dans le canton de Fribourg/ Freiburg (1945–2000), entre innovation et improvisation.


Autor(en)
Altermatt, Bernhard
Reihe
Aux sources du temps présent
Erschienen
Fribourg 2003: Université de Fribourg
Anzahl Seiten
375 p.
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ISBN
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Stéphane Tendon

Tous les petits écoliers romands l’apprennent. Le drapeau romand lancé par les séparatistes jurassiens en 1981 avec ses 6 étoiles sur fond blanc bleu rouge l’atteste: il y a 6 cantons romands en Suisse. Que les cantons de Fribourg et du Valais aient une forte minorité alémanique et soient des cantons linguistiquement mixtes n’est pas un fait d’arme cité à la gloire de l’entente nationale.

Traditionnellement, les Suisses ont un attachement pour les aires linguistiques en contact, mais territorialement définies, ancrées dans une zone homogène. Dans cette logique, la création du Jura comme 23e canton suisse, entré en souveraineté le 1er janvier 1979, est interprétée comme un phénomène certes révolutionnaire, mais qui est venu conforter une logique territoriale, en réduisant la partie francophone du canton de Berne à une peau de chagrin. Avec le canton du Jura institutionnalisé, des repères précis ont été définis, une ligne géographique séparant des communautés en rupture, pour des raisons peut-être davantage confessionnelles que linguistiques.

On s’intéresse avec davantage de circonspection aux aires mixtes, susceptibles de faire du bruit, de causer des tracas ou de perturber la concorde et l’esprit de consensus parfois un peu hypocrite qui caractérise la Suisse. La démultiplication à l’extrême des centres de décision, notre fédéralisme un peu laborieux et nos institutions d’un siècle et demi, tout ceci conforte chacun dans son sentiment d’être maître chez lui. Pourtant, c’est bien dans les régions bilingues que se fabrique et se vit le multiculturalisme suisse, au gré des échanges et des contacts quotidiens.

L’étude de Bernhard Altermatt, parue en 2003, est venue à point nommé pour décortiquer la politique du bilinguisme dans le canton de Fribourg. L’auteur part d’un constat affligeant: le bilinguisme fribourgeois n’est pas un sujet privilégié par les historiens, trop empêtrés dans un miroir historiographique à couleur francophone. Les Alémaniques s’intéressent davantage au sujet, à l’instar des études d’Igo Schaller (1994), de Philip Haselbach (2001) ou encore de Kathrin Utz Tremp (2002). L’étude d’Altermatt consiste en un aperçu solide de l’histoire des langues dans le canton de Fribourg, ainsi qu’une analyse du très complexe système scolaire fribourgeois. Complexe, car changeant au fil des générations et des années, hésitant entre un monolinguisme affirmé et une hétérogénéité un peu plus audacieuse. D’origine alémanique (Soleure), Fribourgeois néanmoins parfaitement bilingue, Bernhard Altermatt ne cache pas que son étude pourrait être teintée de velléités d’historien alémanique minoritaire dans son canton. Pourtant, si une fibre identitaire émerge de cette brillante étude, c’est davantage celle du Suisse conscient de la richesse culturelle de son pays, de l’Européen convaincu et du jeune historien fribourgeois engagé, sans cesse tenté de remettre en question le prêt à penser poussiéreux des tenants de principes trop stricts.

L’auteur n’échappe pas à la volonté du retour aux origines, afin de positionner le «premier qui». Il s’agit de définir si le canton de Fribourg est, au travers du temps, un canton plutôt germanique, francophone ou mixte. On sait que ces parcours sont semés d’embûches, car forte peut être la volonté d’historiciser une frontière des langues, ou son absence, afin de politiser la problématique des langues. Altermatt se sort plutôt bien de cet exercice acrobatique, et parcourt avec nous un bon millénaire au pas de course, pour s’attacher à décrire les coexistences «naturelles » et les concurrences «inconscientes» des deux langues entre 1157 (fondation de la ville de Fribourg par le duc Berthold IV de Zähringen), où la ville est germanophone, et le début du XXe siècle, période durant laquelle le français domine clairement.

Si le latin prédomine dans les échanges épistolaires administratifs jusqu’au XIIe siècle environ, progressivement, le français prend de l’ampleur, alors que la réalité vernaculaire des habitants est déjà mixte. L’adhésion de Fribourg à la Confédération helvétique, en 1481, est, selon Altermatt, un événement exceptionnel, puisqu’il s’agit du premier canton «bilingue» admis. A cet égard, l’auteur brûle un peu les étapes, car formellement, le territoire de la ville de Fribourg et les Anciennes-Terres («die alte Landschaft») sont à majorité germanophone au XVe siècle. L’allemand est la langue officielle des élites au XVIe siècle encore. Il est vrai que l’on amorce l’intégration de territoires dont les populations sont de culture francophone, le pas décisif étant marqué par la conquête du pays de Vaud par les Bernois en 1536. Toujours est-il que Fribourg n’est, à l’époque, pas encore un Etat «manifestement» bilingue. Comme le rappelle d’ailleurs l’auteur, les élites s’appliquent alors à germaniser leurs noms, afin de projeter une image d’un canton «solidement confédéral». Si Fribourg ne mène pas de politique d’assimilation active des francophones à l’allemand, la messe en français est supprimée à St Nicolas en 1516. Mais la frontière linguistique reste remarquablement stable.

Inversion des cas de figure dès le XVIIIe siècle: le français, langue des ambassadeurs et du prestige, gagne en importance à Fribourg. La République helvétique à Fribourg consacre le français comme langue officielle au côté de l’allemand, alors que l’Acte de médiation instaure un «bilinguisme administratif pragmatique ». Mais entre-temps, la Suisse pluriculturelle est née. Les années qui suivent marquent un mouvement de balancier: l’allemand est préféré au français lors de la Restauration, mais la Régénération libérale postule à nouveau que la langue française est celle du gouvernement. On en finit aussi à l’époque avec les Anciennes Terres: la région de la ville de Fribourg est partagée en deux districts, qui deviendront la Sarine (francophone) et la Singine (germanophone). La création de ces deux Etats monolingues est catastrophique pour Fribourg, qui n’est plus ancrée dans une entité bilingue, et qui cherche à franciser son territoire qu’elle tend à rendre homogène.

La division linguistique fribourgeoise s’accompagne d’ailleurs de toute une série de mesures d’accompagnement ségrégationnistes, comme le rappelle Altermatt. Les préfets du district de la Singine sont des patriciens francophones. L’allemand perd définitivement son statut de langue officielle à cette époque. La Première Guerre mondiale conduit à une polarisation sans précédent des identités fribourgeoises: au «fossé moral» s’ajoutent des luttes politiques internes. Le peuple de la Basse Ville, quant à lui, laisse causer les politiques et continue à être bilingue, avec le «bolze», ce pidgin original qui pourrait faire l’objet de davantage d’études.

A l’inverse de la politique, le domaine scolaire se développe, puisqu’il témoigne d’une grande richesse culturelle déjà au Moyen-Age, avec des écoles en français, allemand et latin. Le collège St-Michel, longtemps tourné vers le latin, répartit dès 1829 les élèves francophones et germanophones en classes distinctes. L’étatisation définitive de l’école, dès 1848, marque d’abord l’avènement d’une période d’opposition entre conservateurs et anticléricaux, avant que sous l’ère de Georges Python (conseiller d’Etat de 1886 à 1927), le domaine de la formation ne soit influencé par la «nouvelle école chrétienne». Le collège St-Michel devient essentiellement francophone. Linguistiquement, si l’école est régie par une territorialité sans problème dans les communes monolingues, il n’en est pas de même en Sarine-Campagne ou dans le district du Lac. Les écoles libres foisonnent à l’époque, permettant aux réformés nouvellement immigrés (mais pas aux catholiques germanophones autochtones) d’être scolarisés en allemand à Ferpicloz, Courtepin, Corjolens ou Fribourg. Il faut, pour l’école normale, attendre 1907 pour que le Conseil d’Etat ouvre une section allemande biconfessionnelle. L’Université de Fribourg, quant à elle, a une vocation bilingue précoce. Altermatt qualifie de «pragmatique» la politique linguistique de l’Université, puisqu’elle lie la langue d’enseignement «d’abord à la langue maternelle des professeurs et ensuite aux besoins des étudiants». Le caractère majoritairement international des étudiants invite certes à la flexibilité.

Il faut attendre les années qui suivent la Seconde Guerre mondiale pour que les Alémaniques du canton commencent à revendiquer davantage de droits. Avec l’interpellation écrite du député Ernst Etter sur le préjudice dont fait l’objet la minorité alémanique sur les actes d’administration, le Conseil d’Etat est pour la première fois sérieusement activé afin de respecter la minorité alémanique. L’auteur rappelle que 1959 coïncide aussi avec la création du lobby alémanique Deutschfreiburgische Arbeitsgemeinschaft (DFAG), fondé par le personnage-clé Peter Boschung, médecin singinois, féru de l’histoire de son district. Bien que son but ne fut pas initialement de fonder une «Kampforganisation», l’association devient par la suite un des acteurs principaux dans le processus de changement de la situation linguistique. L’auteur rappelle les nombreuses correspondances que Boschung a entretenues avec la Chancellerie ou le Conseil d’Etat sur des actes linguistiques jugés discriminants.

L’auteur estime que, dès les années 1960, d’une timide progression vers l’égalité linguistique, on se met à rêver à la genèse d’un parallélisme linguistique. La DFAG contribue à la renaissance et au développement culturel de la minorité alémanique, en mettant sur place des comités d’organisation d’événements culturels, et en s’engageant pour le bilinguisme, notamment avec la Charte des langues rédigée de concert avec l’Institut fribourgeois de Gonzague de Reynold. L’immobilisme de la langue d’administration de la justice sera particulièrement dénoncé, puisque les administrés alémaniques de la Sarine ne voient pas leurs droits respectés. Si Boschung s’engage pour de grandes causes, il s’investit aussi pour des batailles plus symboliques, topographiques, comme la signalisation routière, que Boschung lui-même trouvait «irréaliste de minimaliser». Pourtant, voilà bien là un baroud qui ne l’a pas rendu sympathique en Romandie, bien que Bernhard Altermatt semble convaincu qu’il serait souhaitable d’écrire le nom de la gare de Fribourg en deux langues, afin d’envisager d’une manière positive le bilinguisme cantonal.

Les années 1980 sont celles de la réaction francophone à la phosphorescence alémanique. Au printemps 1985 se crée la Communauté Romande du Pays de Fribourg (CRPF). Alors que la DFAG a été mise sur pied «pour» les droits des Alémaniques, Altermatt est sévère avec la CRPF, qu’il voit comme un organisme défensif-, susceptible de dérive ethnolinguistique. L’auteur estime d’ailleurs que certains des membres de la CRPF ont eu des prises de position ségrégationnistes, comme Juliette Biland et Simon Rebetez, qui demandent en 1991 d’ancrer toutes les communes du canton dans une sphère culturelle précise, en cherchant à échapper autant que possible au concept de commune mixte ou de zone grise. Mais si, durant les années 1990, on s’échine à doter Fribourg d’un principe de territorialité contraignant mais jamais appliqué, on concrétise aussi – enfin – l’égalité des langues dans la Constitution.

Pour Altermatt, les modèles séparatistes sont voués aux difficultés, car inéluctablement, les différences linguistiques sont mises en évidence, pouvant être instrumentalisées à tout instant. Ainsi, lorsqu’en 1995, en Belgique, Bruxelles et son arrière-pays ont été divisés (Brabant flamand, Brabant wallon) sur la base d’un strict principe de territorialité, les tensions linguistiques ne se sont pas calmées pour autant. Altermatt le dit tout net: ancrer une commune dans un statut monolingue, c’est saborder son bilinguisme potentiel. Il explique que les craintes de germanisation sont des fantasmes romands qui n’ont jamais été vérifiés dans les statistiques démographiques (recensements). La communauté alémanique s’est par ailleurs toujours bien assimilée dans les communes francophones.

Enthousiasmé par la promotion du bilinguisme via l’immersion linguistique à l’école, Altermatt retrace son histoire, avec les timides essais du père Michael Jungo, OSB, au début des années 1970. Il arrive au moins trois décennies trop tôt, puisqu’un audacieux projet scolaire bilingue est rejeté par le peuple fribourgeois en 2000. Nul n’est prophète en son pays, et Altermatt relève qu’un des problèmes de son canton, c’est que chacun s’y sent minoritaire. Voilà un complexe qui touchel’ensemble de la Suisse, et il devient urgent de s’en affranchir.

Citation:
Stéphane Tendon: compte rendu de: Bernhard Altermatt: La politique du bilinguisme dans le canton de Fribourg/ Freiburg (1945–2000), entre innovation et improvisation. Fribourg, Université de Fribourg / Aux sources du temps présent, 2003. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte, Vol. 55 Nr. 3, 2005, S. 349-352.

Redaktion
Veröffentlicht am
01.12.2011
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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