P.Y. Donzé: Bâtir, gérer, soigner

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Titel
Bâtir, gérer, soigner: Histoire des établissements hospitaliers de Suisse romande.


Autor(en)
Donzé, Pierre-Yves
Erschienen
Genève 2003: Editions Georg
Anzahl Seiten
367
Preis
URL
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Thierry Christ-Chervet

Fruit d’une recherche initiée par l’Association des directeurs des établissements hospitaliers romands (ADEHR) et réalisé sous l’égide de l’Institut universitaire romand d’histoire de la médecine et de la santé (IURHMS), l’Histoire des établissements hospitaliers de Suisse romande de Pierre-Yves Donzé est un livre que l’historien referme avec un rare sentiment: celui du frémissement que suscitent toutes les idées d’approfondissement qui surgissent au fil des pages.

Ambitionnant de couvrir près de mille ans d’histoire hospitalière romande, l’ouvrage de P.-Y. Donzé est divisé en six chapitres, de nature essentiellement chronologique. Après avoir évoqué, sur la base de la littérature existante, le Moyen Age et l’Ancien Régime (chap. 1), l’auteur étudie ce que deviennent au XIXe siècle les hôpitaux hérités de l’Ancien Régime (chap. 2) et s’arrête ensuite longuement sur les années 1850 à 1914 (chap. 3). Constituant le cœur de l’ouvrage, cet important chapitre est consacré à la mise en place d’un très dense système hospitalier en Suisse romande dans cette période.

Les chapitres suivants, bien que fondés sur un réel travail d’archives, sont notablement plus brefs. Ils visent à montrer ce qu’il est advenu du système mis en place entre 1850 et 1914: son «redéploiement» durant l’entre-deux-guerres (chap. 4), son «explosion» de 1945 à 1875 (chap. 5) et sa restructuration de 1975 à 2002 (chap. 6).

Relevons-le d’emblée: le grand intérêt de cet ouvrage est la perspective qu’il adopte. En dépit d’une relative surreprésentation du canton de Vaud, l’espace pris en considération est la Suisse romande dans son entier, y compris la partie francophone du canton de Berne: la Suisse romande ne se réduit pas ici, comme souvent sous la plume d’historiens lausannois ou genevois, au seul arc lémanique.

Bien que basé sur la littérature existante, le chapitre 1 constitue déjà un bel exemple de cet apport méthodologique. Ainsi, par exemple, l’auteur examine le contrôle des établissements hospitaliers sous l’Ancien Régime par les oligarchies urbaines (Genève, Lausanne, Neuchâtel, Sion, Fribourg, Porrentruy) ou le mouvement de (re-)constructions de bâtiments hospitaliers au XVIIIe siècle.

C’est, tout particulièrement, pour la période 1850-1914 (chap. 3) que la valeur heuristique de la perspective adoptée par l’auteur se révèle. Ayant rassemblé des données éparses dans la littérature, dans des publications de circonstances ou dans des monographies, recourant aux archives de tous les cantons concernés et de plusieurs établissements hospitaliers 1), P.-Y. Donzé met au jour un phénomène qu’une historiographie de nature régionale ou monographique avait occulté: la carte hospitalière romande du début du XXIe siècle a été dessinée, pour ne presque plus changer, en particulier dans la seconde moitié du XIXe siècle, entre 1850 et 1870.

La Suisse romande ne compte, vers 1840, que sept hôpitaux; en quelques décennies, c’est une centaine d’établissements qui vont être créés. Refuser la perspective de l’histoire cantonale ou de la monographie d’établissement permet ici à l’auteur de déceler quelques caractéristiques de ce phénomène. Il défend par exemple de manière intéressante, bien que l’hypothèse eût mérité d’être plus étayée, l’idée que l’explication est moins à rechercher dans l’histoire des découvertes médicales ou dans l’évolution démographique, sociale ou économique que dans le mouvement des idées. Est, ainsi, mis en exergue le rôle des idées démocratiques («hôpitaux régionaux nés du radicalisme»), des tentatives de reconquête religieuse protestantes (Réveil) et catholiques ainsi que le rôle des philanthropes conservateurs après 1850 dans la création d’hôpitaux, qui apparaît essentiellement comme une réponse à la question sociale.

Pour cette même période 1850 à 1914, l’auteur examine également, entre autres, la question du rôle de l’Etat (fort à Genève ou dans le canton de Vaud, nul ou faible en Valais ou à Neuchâtel), de même que, de façon plus ponctuelle, le financement des hôpitaux, qui repose massivement sur la bienfaisance privée, les dons et, progressivement les pensions payées par ou pour les malades.

Institutions essentiellement caritatives jusqu’en 1914, les hôpitaux vont devenir, dans l’entre-deux-guerres (chap. 4), de véritables «entreprises de soin»; ce sont, pour l’essentiel, les institutions mises sur pied dans la seconde partie du XIXe siècle qui soutiennent cette croissance du système jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Dans les thèmes traités ici, l’on peut, à titre d’illustration, relever la question du personnel hospitalier: c’est dans l’entre-deux-guerres qu’émergent réellement des filières laïques de formation du personnel infirmier, alors que les sœurs, protestantes ou catholiques, initient un retrait qui deviendra massif dans les années 1960. En même temps, une figure nouvelle fait son apparition dans le monde hospitalier romand: le «manager», le directeur administratif salarié, engagé à plein temps. Simultanément, le système de tournus entre praticiens du lieu est remplacé par la nomination de médecins hospitaliers à plein temps et l’invention de la figure de l’interne, du jeune médecin qui termine sa formation en hôpital. On notera aussi que c’est durant cette période qu’apparaît une question qui conserve toute son acuité: celle de l’accès aux installations hospitalières (radiologie, chirurgie, analyses) pour les praticiens privés.

La croissance de l’entre-deux-guerres, financée par une importance accrue des pensions des malades et des subsides publics dans les recettes hospitalières, va faire place, après 1945, à ce que l’auteur qualifie d’«explosion» du système et dont il s’attache à examiner les modalités, les causes et les conséquences en un chapitre plus rapide et, peut-être, moins abouti que les précédents.

La «croissance» dont il est ici question n’est celle ni du nombre de lits ni des journées d’hospitalisation, tous deux stables de 1950 à 1970. Ce sont, apparemment, uniquement les dépenses engendrées par le système hospitalier qui explosent, passant, pour l’ensemble de la Suisse de 1950 à 1974, de 495 à 3477 millions, soit de 1,26% à 2,77% du PNB. L’auteur voit dans les innovations médicales (infrastructure technique, médicaments) la cause essentielle de ce phénomène, dont l’une des conséquences est la généralisation du recours à l’hôpital doublée d’une réduction notable de la durée du séjour moyen à l’hôpital 2).

C’est également durant cette période, essentiellement dans les années 1960, que les sœurs hospitalières disparaissent presque entièrement des hôpitaux, pour être remplacées par des infirmières laïques. Cette professionnalisation du personnel hospitalier va de pair avec une forte hausse de l’encadrement médical et un recours massif au personnel étranger pour les tâches subalternes. Pour l’ensemble de la Suisse, alors que les dépenses explosent, la part des salaires dans les charges hospitalières est en progression constante (44,3% en 1950, 66,6% en 1971).

Jusqu’au milieu des années 1970, les collectivités publiques, pourtant devenues les principaux bailleurs de fonds du système, sont très peu interventionnistes. En dépit de l’adoption de lois ou plans sanitaires cantonaux dès les années 1950, il n’est pas (encore) question de contraindre ou d’inciter les hôpitaux à collaborer entre eux, de rationaliser les investissements pour les équipements de pointe.

Il n’en va pas de même de la dernière période examinée par l’auteur (1975-2002), placée sous le signe des restructurations, des efforts visant à réformer un système remis en cause à la fois en raison de son coût et de son gigantisme. Contre les pratiques de développement tous azimuts et de suréquipement généralisé de la période précédente, les Etats cantonaux vont désormais revoir leur politique non interventionniste de financement des hôpitaux, intervenant toujours plus dans l’aménagement du territoire en matière de santé publique, en même temps que, pourtant, les innovations techniques (IRM, scanners, microchirurgie, biotechnologies) engendrent une nouvelle explosion des coûts hospitaliers.

Cette présence nouvelle des Etats cantonaux dans le système hospitalier se traduit, notamment, par une différenciation plus stricte entre soins aigus, d’une part, et réadaptation ou prise en charge des personnes âgées, d’autre part. Dans les établissements de soins aigus, où l’on concentre les équipements techniques nouveaux et coûteux, le nombre de lits et la durée moyenne de séjour continuent à baisser 3). Ce mouvement de différenciation débouche, dans les années 1990, sur des tentatives de mise en réseau et de restructuration du système dans tous les cantons, tentatives qui se heurtent, souvent, à de très fortes résistances régionalistes dont l’abandon du projet RHUSO (Vaud-Genève) en 1998 constitue l’exemple le plus représentatif.

Il ne sera plus possible de parler d’histoire de la médecine en Suisse romande aux XIXe et XXe siècles sans se référer à cet ouvrage dont nous avons dû ici nous borner à n’évoquer que quelques aspects. Bien sûr, l’on bute, souvent, sur des lacunes, sur des questions que l’on aurait voulu voir traitées plus en détail: mais il s’agit de vides qui appellent d’autres travaux, et ce n’est pas rien de dire d’un livre qu’il balise la recherche ultérieure dont on espère qu’elle intégrera l’apport décisif qu’est l’adoption d’une perspective réellement romande.

Ce à quoi, en réalité, cet ouvrage incite, ce que, par son ambition d’histoire générale du système hospitalier romand, il rend possible, c’est à traverser la période considérée avec une seule question, mais appliquée à plusieurs exemples, à l’échelle romande.

Il nous paraît, par exemple, que la périodisation proposée par l’auteur pourrait mieux tenir compte de l’évidente césure des années 1890, époque à laquelle le premier système hospitalier mis en place dans les décennies précédentes fait l’objet d’une rénovation marquée qui va donner aux hôpitaux romands la configuration qui sera la leur au moment où éclate la Première Guerre mondiale. Les chiffres donnés ponctuellement par l’auteur montrent en effet qu’entre 1890 et 1910, le système a changé d’échelle, et il conviendrait de documenter et d’interpréter le phénomène.

D’autres questions pourraient faire l’objet d’approfondissements. C’est le cas, nous semble-t-il, de la structure des coûts et du financement des établissements du milieu du XIXe à la fin du XXe siècle.

En matière de structure des coûts tout particulièrement, il nous paraîtrait urgent de systématiser les données. Ainsi, par exemple, quels ont été les coûts de phénomènes tels que l’émergence de la figure du médecin hospitalier, la généralisation du recours aux internes ou le remplacement progressif des sœurs hospitalières par des infirmières salariées décemment? De la même façon, il conviendrait de mieux qualifier et interpréter l’«explosion» du système après 1945, cette période où l’on va soigner toujours plus de malades plus vite et pour plus cher: quelles sont les charges qui explosent, pourquoi?

En ce qui concerne le financement, l’on devrait chercher à mieux comprendre le rôle des assurances, grandes absentes de cet ouvrage: quand, comment commencent-elles à payer des séjours à l’hôpital pour leurs assurés? D’où tiennent-elles leurs ressources, quelle part en consacrent-elles au système hospitalier? Quelle part du financement hospitalier couvrent-elles? Il en va de même de l’intervention financière des collectivités publiques: il conviendrait ici de systématiser les données relatives à la charge hospitalière pour les Etats cantonaux.

Le même travail de systématisation des données mériterait aussi d’être fait afin d’obtenir une vue d’ensemble de la situation en Suisse romande à un moment donné et/ou sur une période déterminée: offre (nombre de lits), consommation (hospitalisations, durées de séjour) et demande (lits et/ou hospitalisation par rapport à la population totale) médicales.

C’est, enfin, au sujet de la demande en soins hospitaliers que ce travail de systématisation à l’échelle romande nous paraîtrait le plus prometteur: comment s’articulent recours au médecin privé, pratiquant à domicile ou en cabinet, d’une part, et recours à l’hôpital? Quand, comment l’hôpital s’est-il embourgeoisé, quand a-t-il perdu ce que l’on pense avoir été sa fonction jusque tard dans le XIXe siècle – soigner les classes populaires? Quel a été l’impact de cette évolution sur les coûts et le financement du système, sur la croissance de la consommation hospitalière? A Genève, la part des malades payant eux-mêmes leur séjour passe de 8,2% en 1831 à 30,4% en 1846; inversément, en 1950, 30% des malades admis à l’hôpital de Rolle sont encore des indigents dont la pension est payée par leur commune, et le chiffre est encore de 12% en 1970...

Tout académiques qu’elles soient et pleinement justifiées par ce seul fait, les réponses à ces questions auraient aussi, nous semble-t-il, leur place dans le débat public et politique. Ce dont, croyons-nous, le beau livre de P.-Y. Donzé convaincra ses lecteurs non universitaires, c’est qu’au-delà des préoccupations purement académiques, l’historien peut faire œuvre utile à l’Etat et à la cité. Au même titre que la statistique, le droit ou l’économie, l’histoire donne sens aux enjeux du temps présent. A l’heure des résistances régionalistes, justifiées ou non, aux restructurations hospitalières en cours dans la plupart des cantons romands, de Sierre à Porrentruy, il n’est pas sans intérêt de savoir de quelles couches le système actuel est fait, et l’on aurait aimé à voir l’ensemble des responsables romands de la santé en être convaincus.

1) Cf. à la fin de l’ouvrage la riche liste de sources utilisées par l’auteur.

2) A Genève, par exemple, le pourcentage de la population séjournant au seul hôpital cantonal passe de 6,3% en 1950 à 9,1% en 1970. Pour le même établissement, la durée moyenne d’une hospitalisation passe de 24,4 jours en 1945 à 15,5 jours en 1975. Un calcul sur la base des chiffres donnés par l’auteur (pp. 250-251) pour 1970: 12,8 jours).

3) Cf. pp. 295-296. Au CHUV, le nombre de lits baisse de 20% de 1970 à 1990 et de 21% à l’hôpital cantonal de Genève. La durée de séjour moyen passe de 14 jours environ (1980) à 11 jours (1990), puis à 8,5 jours (2000).

Citation: Thierry Christ-Chervet: Compte rendu de: Pierre-Yves Donzé, Bâtir, gérer, soigner: Histoire des établissements hospitaliers de Suisse romande, Genève, Georg Editeur, 2003, 367 p. Première publication dans: Revue historique neuchâteloise, année 141-4, 2004, p. 276-280.

Redaktion
Veröffentlicht am
08.11.2010
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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