N. Coquery: Tenir boutique à Paris au XVIIIe siècle

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Titel
Tenir boutique à Paris au XVIIIe siècle. Luxe et demi-luxe


Autor(en)
Coquery, Natacha
Reihe
CTHS-Histoire 44
Anzahl Seiten
406 S.
Preis
€ 28,40
Rezensiert für H-Soz-Kult von
Daniel Devoucoux, Technische Universität Dortmund

Les études historiques sur la boutique ne court pas les rues. Seuls quelques rares ouvrages comme celui de François Gresle sur l’univers de la boutique dans le nord l’ont abordé. Le champ reste au niveau historique aujourd’hui pratiquement inexploré. Le livre de Natacha Coquery vient donc combler cette lacune par une analyse économique se plaçant à mi-chemin entre la micro- et la macroperspective économique.

L’étude se situe dans la lignée des recherches effectuées par l’historien Daniel Roche sur l’univers de la mode et de la consommation au XVIIIè siècle, dont l’ouvrage La culture des apparence. Une histoire du vêtement XVIIè-XVIIIè siècle1, est devenue un classique. La préface qu’il a écrite à l’ouvrage de Coquery, précifie donc dans quel contexte doit être comprise l’étude, celui de « l’échange ordinaire et la consommation dynamisée au XVIIIè siècle » (p. 11).

Les méthodes d’investigation s’en inspirent d’ailleurs puisqu’elles mettent l’accent sur les archives, un aspect essentiel de la recherche avec lequel Roche avoue lui-même avoir été « plus bref »2 qu’avec les autres (recueils de costumes, sources iconographiques, littéraires).

L’intention de la recherche de Natacha Coquery est « d’appréhender la boutique par l’approche livresque » (p. 35), traités, journaux, almanachs, mémoires et guides en « s’interrogeant sur acteurs, les, les attentes, les débats sous-jacents, sur les lacunes et les déformations » (p. 35).

L’auteur examine l’univers de la boutique parisienne de trois perspectives différentes : en mots, en cartes et en Chiffres. L’ouvrage est donc réparti concernant ces catégories en trois parties. Les deux premières à peu près égales, la dernière, plus orienté sur l’économique au quotidien, étant aussi plus longue. A ceci s’ajoutent au début une préface de l’historien Daniel Roche intitulée « l’échange ordinaire et la consommation dynamisée. Paris au XVIIIè siècle » (p. 11–17), qui éclaire brièvement la problématique de son point de vue, ainsi qu’une introduction d’une dizaine de pages sur la position de la boutique dans le contexte de « consommation, culture matérielle, petit commerce » au XVIIIè siècle (p. 18–29) et à la fin du livre un matériel compact sur lequel je reviendrai plus loin.

La première partie concernant « la boutique en mots » (p. 37–112) – une perspective très ouverte – est axée autour de trois chapitres aux titres et sous-titres aussi évocateurs que précis nous orientant dans cette dérive parisienne particulière.

Le premier étudie l’apparition de la littérature commerciale dans l’espace public. C’est à cette époque qu’apparaît dans les écrits la silhouette du négociant éclairé, déjouant d’un côté l’image ancestrale suspicieuse lié au commerce mais mettant en même temps à jour une hiérarchisation marquée dans l’échelle des valeurs entre « détailleur », « manufacturier » et « négociant » et l’information économique. Coquery prend à titre d’exemple les initiatives de « deux apothicaires publicistes iconoclastes » (p. 50), l’un en Angleterre, l’autre en France.

Le second, avec pour sous-titre « une vision remarquable de l’économie » (p. 59), s’intéresse aux guides de Paris et à la place particulière que prend peu à peu la boutique, qui « acquiert le statut de lieu touristique » (p. 59) dans ces ouvrages. L’auteur nous fait suivre pour cela l’itinéraire parisien d’un jeune aristocrate allemand (p. 63). Elle souligne l’espace que prend le repérage commercial à l’aide de quatre guides notoires (Le Voyageur fidèle, le Géographe parisien, l’Almanach parisien, l’Almanach du voyageur à Paris) possédant chacun un profil propre. L’Almanach des Marchands par exemple, tente de promouvoir les produits français comme les ouvrages artisanaux d’aciers ou de plaqués et né hésite pas à prendree des positions anglophobes. L’auteur termine ce périple à travers les guides avec un ouvrage de Prevost de Saint Lucien (L’Etat actuel de Paris) comme bilan provisoire à la fin du siècle.

Le troisième chapitre aborde les almanachs du commerce, « un genre littéraire ancien qui s’épanouit et renouvèle au XVIIIè siècle » (p. 79), s’attardant sur plusieurs d’entre eux. Outre son caractère publicitaire et médiatique, l’almanach, nous dit l’auteur, « signale le désir de visibilité de la gente commerçante et reflète à sa manière l’envol des consommations » (p. 107). La forme narrative utilisée par Coquery semble réunir méthodes historiographiques et approche ethnographique. Elle nous offre de solides repères dans l’interprétation de la littérature commerciale – par exemple quels ouvrages avec quels profils pour quels secteurs d’activités – mais aussi dans celle des dynamiques et réponses commerciale aux changements des sensibilités qui s’y dessinent, lisibles déjà dans l’oscillation des activités.

La seconde partie, constituée de deux chapitres, est consacrée au « mapping » (cultural studies) de la boutique à Paris, à sa répartition géographique donc et aux rapports entretenus dans ce secteur d’activité selon une cartographie relevant de « territoires à géométrie variable » (p. 113). Cette répartition varie non seulement au gré de stimulations telles que l’éclat culturel, l’attraction politique ou l’innovation marchande, voire même plus lointaines comme la hausse des échanges internationaux, mais surtout plus directement celle liée aux phénomènes de mode et d’engouement. Les commerces sont si présents et structurants dans l’image et les pratiques d’un quartier que « les rues sans commerce peuvent être oubliées » (p. 111). Cette partie renvoie directement aux cartes, relevées plus loin, une représentation qui « fait clairement apparaître les voies commerciales comme des évidences » (p. 117).

S’appuyant sur des ouvrages comme l’Almanach Général de Rose de Chamtoiseau (pour les petits entrepreneurs), le Dictionnaire du Commerce de Savary ou le Journal du citoyen de Jèze, non sans contradiction puisque les chiffres, nous dit l’auteur en particulier ceux du dernier, sont loin de correspondre. Tous trois cependant, ensemble, nous donnent une image de simulation, si l’on peut dire, assez précise des différents quartiers. Cette approche nous fait découvrir, presque à la manière d’une déambulation, un relief des boutiques de luxe et de demi-luxe très contrasté. Elle nous présente des concentrations et des discontinuités, des « voies secondaires à l’ombre des axes forts » (p. 124). Elle part de l’île de la cité, marqué par une césure entre les parties orientale et occidentale, et où, selon Sébastien Mercier, « tout l’or du Pérou aboutit à la place Dauphine ». Coquery suit l’Almanach à la trace. Celui-ci ne se préoccupe pas de la « laideur gothique » de la cité mais fait l’inventaire austère des orfèvres, des graveurs de métaux, des bijoutiers, du monde de la miroiterie, etc. Mais ainsi il parvient à « recréer l’atmosphère commerciale de l’île au trésors » (p. 145), sans oublier les ponts de la cité, en particulier le Pont cu Change, qui dépits des inondations désastreuses, restent avec leurs maisonnettes des lieux très animés.

L’auteur explore les quartiers Saint-Sulpice et Saint Marcel sur la rive gauche, inégaux, les ruelles du bord de Seine sur la rive droite, le Marais, déjà quartier résidentiel « aéré », le Faubourg Saint-Antoine, alors encore mixte, se concentre sur les quartiers des Halles, du Palais et pour terminer sur la rive gauche, « lieux de la cristallisation commerciale » (p. 132).

Chaque fois le tableau bref présenté est très différencié et précis, les exemples de commerce abondants sans être lourds et est interprété à la fin du chapitre sous diverses angles : sur l’éventail de la dispersion, la « localisation plurielle des métiers » (p. 151) et sur la centralité du luxe dans et autour de la cité. Les phrases brèves qui parfois qualifie les rues ne livrent pas toujours immédiatement leurs secrets. Il faut parfois les relire plusieurs fois pour bien en saisir la réalité. « La sellerie et l’armurerie sont au Faubourg Saint-Germain ce que la mode est à la rue Saint-Honoré. La plupart des rues accueillent métiers du cheval, des métaux et de l’habitat, ce qui donne au Faubourg cette griffe mi-aristocratique mi-bourgeoise si caractéristique. » (p. 150)

On se prend même à rêver en apprenant que l’extrémité du Boulevard Saint-Germain et les rues avoisinantes (rue de Babylone, du Montparnasse…) « sont à peine habitées » (p. 126), c’est-à-dire que l’ouvrage nous renvoie en miroir également par le nom des quartiers, des rues, parfois même des noms à nos images d’aujourd’hui.

Les Almanachs, guides et dictionnaires cités plus hauts constituent des lignes de force. De nombreuses autres sources manuscrites viennent les conforter, les différencier, parfois les contredirent provenant des archives de Paris et des Archives nationales ainsi qu’un grand nombre d’ouvrages anciens comme celui de l’abbé Gabriel-François Coyer sur la Noblesse commerçante (1756), l’essai de Claude-Jacques Herbert sur la Police générale des grains (1755) ou de Jacques Savary sur le Parfait négoçiant (1675), plus de soixante-dix, si l’on y joint les dictionnaires et les plans de Junié, Pichon et autres.

Cette approche géographique – les Cultural Studies parlent ici de « Cityscapes » –, qui s’appuie sur un travail d’archives remarquable, permet de mieux comprendre les modalités des réseaux, thème du chapitre qui suit, et leurs dynamiques qui lient fournisseurs, marchands et clients. Elle s’appuie de plus sur un instrument intéressant : la construction d’une topographie et topologie des itinéraires, illustrée par des cartes. Elles sont « établies à partir des données réunies sur 6431 marchands » (p. 117). Cette méthode graphique d’une grande expressivité mise au point par Ernest W. Burgess dans les années 1920 et transformée de manière originale par Chombart de Lauwe en 1952 dans son ouvrage Paris et l’agglomération parisienne est rarement utilisée par les historiens. Le principe essentiel régissant l’itinéraire des clientèles – à la localisation complexe (p. 165) – dans le Paris du XVIIIè siècle, nous dit l’auteur, est « la proximité, spatiale ou professionnelle » (p. 163).

La troisième partie est une étude plus économique puisqu’il s’agit d’une approche des livres de commerce et des bilans. L’auteur nous introduit d’abord dans le quotidien du commerce avec ses rythmes, les itinéraires des commerçants, de leur clientèle et même les heures d’ouverture, détail non négligeable puisque « la tournée des boutiques fait partie des occupations mondaines de la noblesse »(p. 208). Natacha Coquery ne se perd pas dans des énumérations statistiques fastidieuse qui composent la base de son matériel mais brosse au contraire un tableau vivant de cette activité journalière.

Elle aborde la question du crédit, cet « artifice vieux comme le monde » (p. 211) avec ses aspects formels et informels alors inséparables qui est au cœur non seulement des tractations commerciales de la boutique mais également de son réseau social. L’auteur nous fait comprendre par son analyse et l’éventail large de ses exemples qui va des « bilan de faillite » (p. 213) et du « crédit en confiance » (p. 224) en passant par « le crédit empoisonné » (p. 227)

Jusqu’au « coût du crédit » (p. 244) que nous avons là affaire à une mosaïque très contrastée et complexe de situations et de relations. On aurait ici parfois aimé ici certaine critique interne des sources échappant à l’analyse structurée et cohérente qu’exige la recherche mais permettant d’entrevoir des zones grises, des espace d’activité plus flous. Elle termine cette partie par l’innovation commerçante, un thème toujours d’actualité. Cette partie a sans doute été la plus difficile à construire puisque fondée sur une quantité considérable de petites informations à assembler, choisir, lier et interpréter, et on ne peut que saluer la manière étonnante, paraissant presque aisée tant la forme narrative choisie reste légère, dont elle s’en est sortie.

L’étude est complétée par un relevé des sources primaires – archives, sources imprimées et ouvrages anciens (p. 305–312), la bibliographie et quatre annexes.

Le premier est un index de 23 cartes précisant l’implantation commerciale et artisanales – par densité, par métier et par secteur d’activité – dans « le réseau complet des rues de Paris d’après le plan des paroisses de Junié, ingénieur géographe » (p. 331), et le réseau des créanciers et débiteurs reconstruit à partir de l’exemple de deux bijoutiers et deux tapissiers.

Le second index est une longue suite de tableaux venant préciser les arguments du livre et allant des effectifs des maîtres artisans et marchands jusqu’à la distribution des créanciers selon le montant (« sous-estimé ») des créances (p. 339–369). Ces tableaux font preuve d’un travail de recherche minutieux.

Le troisième présente des pièces justificatrices, soit un extrait du livre de compte d’un marchand mercier grossier joaillier, un extrait de contrat d’union et d’atermoiements, et les annonces publicitaires (déjà) de deux merciers bijoutiers. La quatrième nous présente une série de cinq registres avec photocopies et le cinquième enfin une courte liste d’objets du commerce.

Suivent un petit glossaire des qualités, un index des lieux et un des personnes, la table des matière venant refermer l’ouvrage. Six illustrations en couleur, dont trois sur double page, soigneusement choisies, viennent agrémenter l’ouvrage.

La différenciation des perspectives est une des grandes qualités de cet ouvrage. Le travail, c’est son but affiché, se concentre sur les sources écrites. Un tel travail, l’auteur le dit dans sa conclusion, reste ouvert à d’autres perspective. On attend donc avec impatience une étude historique qui vienne prolonger cette étude exemplaire, abordant par exemple la dimension iconographique du phénomène qui dépasserait les judicieuses cartes et les illustrations de l’ouvrage. Le thème est totalement inexploré et les historiens laissent volontiers ce domaine médiatique à leurs collègues historiens d’art qui ont pourtant des exigences et des optiques bien différentes de celles des historiens dans ce genre d’études. C’est d’autant plus dommage que cette somme iconographique, décryptée de manière critique par les historiens, offre dans d’autres domaines – la nourriture, l’ameublement, les rites quotidiens, la mode, la chasse – une richesse documentaire qu’on chercherait en vain ailleurs dans les documents écrits. La remarque vaut également, puisque l’auteur évoque la culture matérielle avec une brève liste dans l’annexe V, pour l’approche historique des objets du petit commerce, soit l’univers tridimensionnel et concret de la boutique qui ne soit pas un apanage des muséologues. Il faudrait également détailler ce qui par métiers qualifie et différencie cet artisanat de haute qualité, avec sa dimension biographique et ses réseaux (acquisition des matières premières, structure des ateliers derrière les boutiques), ses rythmes et sa commercialisation de l’artisanat plus généralement.

Une perspective de genre (Gender, « the sex of things », dit Victoria de Grazia), que des auteurs comme Alain Corbin ou Philippe Perrot, en insistant sur la féminisation de la consommation vestimentaire, ont abordé pour le 19è siècle, Nicole Pellegrin dans le domaine des pratiques sociales pour le XVIIè-XVIIIè, n’apparaît pas, même de manière lapidaire, dans l’ouvrage : soit qu’elle n’était pas perceptible au XVIIIè siècle dans le domaine de la boutique (pas de différence de boutiques entre les articles pour femmes et ceux pour hommes), ou elle jouait un rôle négligeable, et alors on aurait aimé trouvé quelques mots à ce sujet, soit qu’il est difficile de la décrypter dans les documents.

Même s’il reste largement « la chose du monde la plus annoncée et la moins pratiquée réellement »3, on sait que le dialogue avec les disciplines voisines, dont l’économie depuis Fernand Braudel et Marc Bloch, ont énormément enrichi la méthodologie historique. Coquery nous en offre une preuve supplémentaire. La nouveauté incontestable du travail de Coquery est d’appliquer, mêlées, approches économique et littéraire au domaine de l’histoire des apparences et du luxe dans une optique la plaçant sur le terrain des exigences actuelles de « l’histoire économique comme histoire culturelle »4.

Dans la transposition du méticuleux travail d’archive et de recherche, l’auteur parvient à nous présenter une alliance équilibrée entre analyse quantitative et analyse qualitative. Le résultat aurait pu être une étude sèche et pragmatique, prouvant une fois de plus que si les sources ne sont rien sans la méthode analytique qui les construit comme sources, elle s’élabore elle-même à partir des sources. Le contraire est le cas. Natacha Coquery, sans contredire cette donnée, nous offre une formidable approche économique de l’univers de la boutique du luxe et demi-luxe au XVIIIè siècle qui nous permet par exemple de mieux appréhender sur quelles bases reposait la réputation de Paris comme capitale de la mode, ceci jusque dans son versant accessoires de luxe (de cuir, de bois, de métal, de produits organiques, mixtes). C’est un ouvrage excellent, fort bien écrit, clairement structuré, sensitif, original, dense et passionnant que je conseille vivement.

Note :
1 Daniel Roche, La culture des apparences. Une histoire du vêtement XVIIè-XVIIIè siècle, Paris 1989.
2 Roche, Culture des apparences, p. 24.
3 Christoph Charle, Méthode historique et méthode littéraire : pour un usage croise. Romantisme 143 (2009), p. 13.
4 Hartmut Berghoff / Jakob Vogel, Wirtschaftsgeschichte als Kulturgeschichte. Dimensionen eines Perspektivenwechsels, Frankfurt am Main 2004.

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