: Unruly Spirits. The Science of Psychic Phenomena in Modern France. Urbana u.a. 2010 : University of Illinois Press, ISBN 978-0-252-03564-7 XXVII, 202 S. $30,00

: Investigating the Supernatural. From Spiritism and Occultism to Psychical Research and Metapsychics in France, 1853–1931. Baltimore 2011 : Johns Hopkins University Press, ISBN 978-1421400136 198 S. £ 26.-

Rezensiert für H-Soz-Kult von
Agnès Desmazières, European University Institute

La publication à un an d’intervalle de deux livres, issus de thèses de doctorat, portant sur les phénomènes psychiques et leur étude dans la France de la « Belle Epoque », atteste de la vigueur d’un champ d’études, inauguré il y a une quinzaine d’années par le travail séminal de Nicole Edelman.1 Plus récemment, la parution des ouvrages de Lynn L. Sharp et de John Warne Monroe reflète le dynamisme des recherches outre-Atlantique sur le spiritisme, aux côtés du magnétisme et de l’occultisme qui ne sont pas oubliés.2 Elle révèle l’intérêt de l’historien pour l’apparition de nouvelles formes de croyance dans le contexte de la rationalisation et de la sécularisation de la pensée, caractéristique du tournant du 19ème siècle.

Les travaux de M. Brady Brower et de Sofie Lachapelle apportent chacun leur pierre à l’édifice de l’histoire de l’étude des phénomènes psychiques en France et de leur rapport aux sciences expérimentales en cours de constitution. Le premier se place dans le cadre d’une histoire culturelle, élaborée en dialogue avec Bonnie G. Smith et Joan Scott, tandis que la seconde se situe davantage dans la perspective d’une histoire des pratiques scientifiques. M. Brady Brower examine en quoi les recherches psychiques s’inscrivent dans le contexte politique, culturel et social de la IIIème République, où le rationalisme scientifique est promu au rang d’idéologie officielle. Sofie Lachapelle, quant à elle, porte davantage son attention sur l’investigation des phénomènes psychiques qui se manifestent au cours des « séances » en vogue à cette époque. Dans cette perspective, M. Brady Brower se fonde davantage sur des sources imprimées, tandis que Sofie Lachapelle fait un usage plus ample des sources archivistiques. Il convient de relever l’usage extensif que l’un et l’autre font des archives de l’Institut métapsychique international. L’arc chronologique adopté par les deux auteurs est très similaire. L’apparition, en 1853, du phénomène des tables tournantes à Paris signe ainsi le début des recherches psychiques. Pour Sofie Lachapelle, les déboires rencontrés, au début des années 1930, par l’Institut métapsychique international marquent la fin de la grande époque de l’étude des phénomènes psychiques. M. Brady Brower, mettant en lumière leurs prolongements psychanalytiques, poursuit son exposé jusqu’à la veille de la seconde guerre mondiale.

Les deux auteurs abordent la question du rapport de l’étude des phénomènes psychiques à la rationalité scientifique par deux voies singulièrement distinctes. M. Brady Brower considère le développement des recherches psychiques dans la perspective d’une naturalisation de l’âme. Siège de l’intelligence et de la volonté, l’étude scientifique de l’âme, comme siège de l’intelligence et de la volonté, participe de la préservation de l’ordre social et moral, cher aux républicains. De son côté, comme l’illustre bien le titre de son livre : « Investigating the Supernatural », Sofie Lachapelle s’attache davantage à montrer en quoi les séances sont symptomatiques d’une persistance du surnaturel et comment différentes regards sur ce retour du surnaturel se font jour. Cet intérêt pour les phénomènes psychiques témoigne-t-il d’une simple sécularisation de la pensée ou n’est-il pas plutôt révélateur d’un nouvel accommodement entre religion et raison à la faveur d’une redéfinition du savoir scientifique ? Comment l’irruption de la subjectivité, si bien mise en lumière par M. Brady Brower, vient-elle redistribuer les cartes ?

Dans son livre, Sofie Lachapelle distingue cinq vagues d’investigation des « séances », qui se succèdent et se chevauchent, au gré des débats scientifiques. Ces différentes approches des phénomènes psychiques structurent son exposé. La trajectoire dessinée met en valeur la rencontre progressive de deux champs, celui de la croyance et celui de la science, jusqu’alors étrangers. L’étude des phénomènes psychiques apparaît ainsi comme un nouveau lieu de négociation entre convictions spirituelles et savoir scientifique. L’itinéraire s’achève toutefois sur un constat d’échec : le projet de scientifisation des études psychiques, mené dans le cadre des « recherches psychiques », puis de la « métapsychique », ne réussit pas à combler les attentes de la communauté scientifique qui y pointe du doigt l’irréductibilité du surnaturel.

Sans surprise, l’auteur débute son histoire par le développement du spiritisme qui coïncide avec la vogue des tables tournantes. Sofie Lachapelle souligne combien, contrairement au mouvement spirite britannique, le spiritisme français peine à afficher des prétentions scientifiques. Il faut attendre la mort d’Allan Kardec, en 1869, pour qu’un « spiritisme scientifique » (Investigating the Supernatural: p. 25) s’affranchisse de la lecture éthico-religieuse des phénomènes psychiques proposée par le père du spiritisme français. L’accès même des scientifiques aux séances spirites représente dans cette perspective un enjeu crucial.

Sofie Lachapelle s’attache ensuite à présenter la déferlante occultiste qui se déchaîne à partir des années 1880. Elle se situe dans le sillage de la vague spirite à laquelle elle emprunte un même intérêt pour l’ésotérisme et une commune croyance dans la réincarnation. Le mouvement occultiste se distingue toutefois du spiritisme par son caractère plus diffus, moins structuré et ses ambitions plus théoriques visant à l’établissement d’une « science du magique et de l’inexpliqué » (ibid.: p. 58) fondée sur des révélations.

Dans le même temps, une nouvelle lecture, pathologique, du surnaturel se répand dans un cadre psychiatrique, à l’hôpital, et psychologique à l’Université. L’engouement pour le spiritisme, vu de l’extérieur, y est ainsi considéré comme une nouvelle pathologie de l’esprit. L’auteur ne se contente pas ici d’évoquer les grandes figures que sont Jean-Martin Charcot et Pierre Janet, mais également en lumière la contribution de Théodore Flournoy, qu’il conviendrait de situer dans le contexte culturel et scientifique, propre à la Suisse. Particulièrement intéressante est son analyse des expériences réalisées dans le cadre de l’Institut général psychologique, auxquelles assistent des personnalités de premier plan, tels Henri Bergson ou Pierre et Marie Curie, et qui témoignent d’un véritable projet scientifique de recherche sur le médiumnisme.

Se situant à mi-distance entre les fidéismes spirite et occultiste et le rationalisme qui prévaut au sein de l’académie scientifique, les tenants d’une « recherche psychique » cherchent à faire entendre leur voix à partir des années 1890. La fondation de la revue « Annales des sciences psychiques », en 1891, à l’initiative du physiologiste Charles Richet, lance une nouvelle vague qui se prolonge jusqu’à la Première guerre mondiale. Se réclamant d’une démarche scientifique vulgarisée, les spécialistes de la « recherche psychique » défendent la réalité des phénomènes psychiques constatés lors des séances, auxquels ils donnent une explication naturelle. Leurs prétentions à toucher le grand public les rendent particulièrement vulnérables aux attaques du corps scientifique qui leur reproche leur amateurisme et leur crédulité, fondée sur une confiance excessive sur le témoignage oculaire.

Au lendemain de la première guerre mondiale, les « recherches psychiques » cèdent la place à la « métapsychique » aux ambitions scientifiques plus élitistes. La fondation, en 1919, à Paris, de l’Institut métapsychique international, qui vise à établir un pont entre l’univers des séances et la communauté scientifique, marque une nouvelle étape. Les expériences menées dans le laboratoire du psychologue Henri Piéron à la Sorbonne attestent du résultat ambivalent de ce rapprochement: si elles permettent une reconnaissance du médiumnisme comme objet d’études scientifiques, les conclusions négatives obtenues attestent de la persistante hostilité du monde universitaire. L’incapacité à donner au mouvement une ampleur internationale illustre la difficulté que la métapsychique connaît à s’imposer scientifiquement, faute d’une définition précise de son objet de recherche et de ses méthodes.

M. Brady Brower, dans Unruly Spirits, se concentre, quant à lui, plus particulièrement sur l’étude des « recherches psychiques », qu’il conçoit dans un cadre chronologique plus étendu que celui de Sofie Lachapelle. Il s’agit de montrer comment les « recherches psychiques » vont progressivement participer, à leur manière, de la culture, scientifique, rationnelle, objective, qui va s’imposer sous la IIIème République.

Dans son premier chapitre, l’auteur situe ainsi la genèse des recherches psychiques, au moment de l’avènement du spiritisme. Dès cette époque, des explications naturelles des phénomènes psychiques sont invoquées. Il en voit en particulier la trace dans une intervention du médecin François Arago à l’Académie des sciences en 1853, l’année même de l’arrivée du spiritisme en France, où l’électricité et le mesmérisme sont ensemble convoqués pour rendre compte de ces phénomènes insolites. Tenants d’une conception de la science plus inclusive, où le rationalisme cède la place aux aspirations métaphysiques et morales, les spirites viennent défier la science officielle et, par-là, un des piliers fondateurs de la future IIIème République.

Toutefois, l’intérêt croissant de scientifiques reconnus pour les phénomènes psychiques contribue à réduire le fossé. C’est ainsi que M. Brady Brower voit dans l’avènement d’une « nouvelle psychologie », qui n’exclut pas ces phénomènes de son objet d’étude, une étape déterminante de leur appropriation scientifique. La théorie de l’ « automatisme psychologique », développée par le psychologue Pierre Janet, en constitue à ses yeux la pierre miliaire. En suggérant la possibilité d’une origine subconsciente, involontaire, des phénomènes psychiques, elle permet de sortir de l’opposition irréductible entre convocation du surnaturel et dénonciation d’une fraude « volontaire ». L’élaboration de cette explication naturelle alternative s’inscrit dans le contexte de la promotion d’une conception élargie de la psychologie scientifique, où l’esprit n’est pas réduit au seul biologique. L’auteur souligne à cet égard la dette que Pierre Janet tient à l’égard du spiritualisme de Victor Cousin.

L’expérience de l’Institut général psychologique, marque, aux yeux de M. Brady Brower, une nouvelle phase d’« institutionnalisation de la recherche psychique » (Unruly Spirits: p. 47). Celle-ci se heurte toutefois rapidement à l’hostilité de la communauté des psychologues, qui lui reproche de se concentrer sur les manifestations physiques de ces phénomènes, observables grâce à de nouveaux instruments de mesure scientifiques, plutôt que de s’intéresser à leur caractère proprement psychique. Le retrait de Pierre Janet de l’Institut, en 1902, est un signal fort. S’émancipant de la psychologie scientifique universitaire, les recherches psychiques cherchent de nouveaux soutiens, en promouvant une psychologie collective à finalité socio-politique. Le rapprochement fait par l’auteur avec le « solidarisme » est de particulier intérêt et mériterait de nouveaux développements.

A partir de l’exemple de Charles Richet, sans doute le plus éminent spécialiste des recherches psychiques, Brower s’intéresse encore aux incursions de la littéraire dans le domaine des phénomènes psychiques. La littérature fin-de-siècle se réclame de telles recherches en raison des descriptions objectives des phénomènes qu’elle fournit. Preuve en est fournie avec Richet qui, dans son roman « Sœur Marthe », met en lumière le rapport de séduction inconscient qui unit le scientifique et l’hystérique. Ces vues littéraires avant-gardistes, qui annoncent Freud, contrastent avec la crédulité dont le Richet scientifique fera preuve dans l’affaire de la Villa Carmen.

La tragédie humaine de la Première guerre mondiale provoque un regain d’intérêt pour le spiritisme, en particulier auprès du grand public en quête de contacts avec ses morts. Les recherches psychiques reçoivent ainsi un nouveau mandat, d’ordre « moral », dans cette France à reconstruire, non seulement matériellement, mais encore psychiquement (ibid.: p. 101). La fondation de l’Institut métapsychique international s’inscrit dans le cadre du retour d’un « idéalisme », porteur de progrès tant scientifique que moral (ibid.: p. 105). Sous la pression de presse, les spécialistes de la recherche psychique se trouvent mis en demeure de répondre au diktat de la « transparence » (ibid.: p. 127). Leurs protestations de « bonne foi » ne suffisent pas à contenter journalistes et scientifiques, désireux d’une objectivation scientifique (ibid.: p. 132).

L’auteur, s’appuyant sur le travail d’Elisabeth Roudinesco3, voit dans cette revendication de l’objectivité la marque du « cartésianisme » qui imprègne les esprits français et tend à récuser la subjectivité propre au langage (ibid.: pp. 136–137). C’est pour cette raison que la recherche psychique, sous l’influence de la déconstruction de l’hystérie réalisée par Joseph Babinski, délaisse l’examen des manifestations subjectives des phénomènes psychiques, pour se concentrer sur une analyse proprement objective. La recherche psychique demeure toutefois le refuge d’une subjectivité psychique qui reviendra aux devants de la scène avec l’affirmation de la psychanalyse dans les années 1930.

Le travail de Sofie Lachapelle se distingue par la clarté de son exposé, qui en fait une étude de référence sur la question. L’ouvrage de M. Brady Brower, plus confus dans sa construction, fourmille d’intuitions particulièrement fructueuses et stimulantes. On en veut pour preuve l’inscription de la recherche psychique dans le contexte culturel et scientifique de la IIIème République. De particulier intérêt est la confrontation réalisée entre recherche psychique et « nouvelle psychologie ». On a particulièrement aimé comment l’auteur met en lumière l’attitude ambivalente de Pierre Janet à l’égard de la recherche psychique. Ce thème mériterait à lui seul une étude séparée.

Notes:
1 Nicole Edelman, Voyantes, guérisseuses et visionnaires en France, 1785–1914, Paris 1995.
2 Lynn L. Sharp, Secular Spirituality. Reincarnation and Spiritism in Nineteenth-Century France, Lanham 2006; John Warne Monroe, Laboratories of Faith. Mesmerism, Spiritism and Occultism in Modern France, Ithaca 2008.
3 Elisabeth Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France. Jacques Lacan. Esquisse d’une vie, Paris 2009.

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