C. Reynaud Paligot (Hrg.): Tous les hommes sont-ils égaux?

Cover
Titel
Tous les hommes sont-ils égaux?. Histoire comparée des pensées raciales 1860-1930


Herausgeber
Reynaud Paligot, Carole
Reihe
Atelier des Deutschen Historischen Institus Paris 3
Erschienen
München 2009: Oldenbourg Verlag
Anzahl Seiten
134 S.
Preis
€ 19,80
Rezensiert für H-Soz-Kult von
Blaise Wilfert-Portal, ENS Paris

« Tous les hommes sont-ils égaux ? » se présente comme la publication, visiblement un peu hâtive, des travaux présentés lors d'un atelier d'histoire comparée des pensées raciales tenu à l'Institut historique allemand de Paris, sous la forme d'une introduction générale, intitulée « Perspectives pour une histoire comparée des pensées raciales », signée par Carole Reynaud-Paligot, éditrice du volume, et de contributions faisant en moyenne une quinzaine de pages.

Dans la première contribution, Armelle Enders évoque la transformation de la « question raciale » au Brésil, entre les années 1880 et les années 1950. Terrain d'étude de certains des premiers raciologues européens, dès les années 1860, le Brésil a vu se structurer un débat public nourri et central sur l'identité raciale du pays : l'enjeu était, surtout à partir des années 1880, d'affirmer que le Brésil, malgré la présence des Noirs et des métis recensés en 1890, est un pays blanc, ouvert au progrès et à la modernité. Les institutions scientifiques, les médecins, certains politiciens théorisent alors la nécessité de mettre à l'écart Noirs et Mulâtres, mais aussi leur inévitable disparition au terme d'un processus de blanchiment inéluctable. Mais avec Casa Grande et Senzala, en 1933, Gilberto Freyre, « figure de proue du mouvement culturel régionaliste » du bigarré Pernambouc, mais aussi auteur d'une thèse sur la société brésilienne soutenue à l'université Columbia, inverse le signe apposé sur le caractère métissé de la société brésilienne. Devenu « le classique des classiques de la littérature nationale », ce livre affirme la nécessité de « séparer les effets des relations purement génétiques des influences sociales, de l'héritage culturel et du milieu ». Montrant un souci inédit pour les populations noires du Brésil, Freyre propose aussi dans son ouvrage une apologie de la colonisation portugaise, ouverte et dynamique, qui aurait su assimiler les usages des populations indigènes ou Noires. Cette apologie du Brésil comme pays métis sert de discours national à l'Estado Novo do Brasil, à partir de 1937, mais aussi d'une certaine manière de porte-drapeau à l'UNESCO après 1945, qui élève alors Freyre en maître à penser de la lutte contre le racisme. Mais Freyre sert aussi, à travers la notion de lusotropicalisme, qu'il lance à partir de 1951 au cours d'une tournée dans l'empire colonial portugais, de soutien au Portugal de Salazar. Tout en n'ayant jamais cessé, lui non plus, d'être un théoricien de la race, mais sympathique par son apologie du métissage.

Albert Gouaffo, dans le deuxième chapitre, évoque la « contribution des Camerounais au profil racial de l'Allemagne impériale », au temps du Second Reich. Suivant l'idée que la « cristallisation du sentiment national allemand perçu comme unité raciale »s'est appuyée sur la définition de l'Autre colonisé, à travers la littérature, la presse et les expositions coloniales, l'auteur analyse, reprenant Marc Angenot, le nationalisme allemand comme un « discours social » qui s'enrichit, à partir des années 1880, d'une forte « dimension coloniale ». « L'Allemagne a tissé les fondements de sa conquête identitaire sur un arsenal théorique développé par l'anthropologie » raciale. Des éditeurs, diffuseurs massifs d'images « différentialistes et dépréciatives », le secrétariat d'Etat aux Colonies, la Deutsche Kolonialgesellschaft et son organe la Deutsche Kolonialzeitung, ont produit une vulgarisation de la « pensée raciale » que l'auteur juge massive, et le Cameroun y a tenu sa place spécifique, notamment dans les romans coloniaux. Deux d'entre eux sont résumés par l'auteur, qui y souligne la « dimension raciale », omniprésente. Aucun des deux romanciers n'ayant mis les pieds au Cameroun, leur « pensée raciale » est présentée comme révélatrice d'une imprégnation très large de la « structure mentale de la société allemande ». Sans surprise, les deux romans témoignent de la logique de domination mise en œuvre par la « culture regardante », qui se sert de la « culture regardée comme image renversée de l'identité ».Gouaffo peut conclure alors que « l'Allemagne, contrairement aux idées reçues, a bien développé, au cours de son histoire, une pensée raciale qui ne se limite pas à l'antisémitisme », une réflexion dont la nouveauté ne paraît pas totale, mais aussi, dans une étrange mise en abyme de la domination coloniale à l'intérieur du discours historiographique même, que « l'espace colonial camerounais a apporté sa modeste contribution à la constitution de l'identité nationale allemande considérée comme unité raciale ».

Mamoudou Sy aborde quant à lui le « discours officiel de la représentation » des peuples africains de Sénégambie septentrionale, regroupant dans ce « discours officiel » celui de l'administration coloniale, des missionnaires et des explorateurs », en le confrontant aux représentations produites par les populations qui y résidaient, depuis l'État précolonial du Fuuta Tooro, à partir de la fin du XVIIIe siècle. Cet Etat, fondé par une communauté musulmane dirigée par des Marabouts, a utilisé de nombreux récits des origines, qui relient généalogiquement ses principales élites au foyer originel de l'Islam, en Arabie, en concurrence notamment avec les populations berbères et arabes proches. Au début du XIXe siècle, explorateurs et administrateurs coloniaux se heurtent à la complexité de ces récits et constructions de généalogies et d'origine ; ils construisent leur description autour de l'opposition entre musulmans et païens, avec l'utilisation du terme de Toucouleurs pour désigner les observants du Coran. La conquête militaire de la Sénégambie par Faidherbe se fonde sur la dénonciation de la « sauvagerie » de certaines peuplades riveraines du fleuve Sénégal, « qui ont appris depuis quelques années le Koran ». Auteur d'une quinzaine d'ouvrages d'anthropologie, d'histoire et de linguistique consacrés aux peuples de Sénégambie, Faidherbe y construit une dépréciation systématique des populations africaines, et y fonde ses efforts pour « mettre au travail » des Noirs paresseux et apathiques. La construction du Soudan occidental comme terre de barbarie, ravagée par les querelles intestines de populations fanatiques se poursuit avec le gouverneur Brière de l'Isle, et l'ensemble des expéditions qui sillonnent la région pour y imposer la domination française, de la mission Gallieni, en 1879 jusqu'à la prise de Ségou par Archinard en 1890.

Arnaud Nanta évoque quant à lui la figure de Kiyono Kenji, un professeur de l'université impériale de Kyoto, « figure emblématique de l'anthropologie physique et de l'archéologie préhistorique d'avant la Seconde guerre mondiale ». Proposant d'emblée un rapprochement entre l'Europe occidentale et le Japon du XIXe siècle, unis par des pratiques et des discours homologues « dans un contexte de globalisation rapide des savoirs », et par le développement d'institutions proches en matière d'anthropologie, Nanta évoque la contribution de cette discipline à la « constitution des identités nationales », à travers le cas d'un médecin de renom, qui fut aussi « un protagoniste central des débats d'ethnogénèse durant l'entre-deux-guerres ». Tenant de la théorie d'un peuplement japonais métissé, Kiyono est, pour Nanta, porteur d'un discours « en adéquation avec son époque, dont il résume les tendances lourdes et les contradictions ». S'opposant à la théorie de la substitution des Japonais aux Aïnous, un groupe de chercheurs du laboratoire de l'université de Kyôto élaborent, à partir de fouilles à Ôsaka, une théorie continuiste, affirmant le métissage entre indigènes et nouveaux venus à la protohistoire, alors que l'annexion de la Corée, depuis 1910, incitait à trouver une manière d'affirmer le peuple japonais comme assimilateur, et non seulement conquérant. Kiyono, fils de médecin et formé en Allemagne, connaît une carrière brillante, fondée sur l'affirmation de la continuité du peuplement japonais et de son métissage dès l'âge du fer et sur l'affirmation de la race japonaise comme race-résultat, dans le sillage de Gustave Le Bon. Il réussit à faire prévaloir son point de vue dans les années 1930, puis bascule du point de vue des impérialistes favorables aux métissages panasiatiques à celui des « insularistes », dans les années 1940, quand ils s'imposèrent dans l'espace politique, imposant eugénisme et stérilisation dans l'empire. Kyono, écrit Nanta, résume « les tendances lourdes et les contradictions » de son époque, partagée « entre le positivisme de son anthropologie physique, l'idée paradigmatique du métissage, ou encore son patriotisme ».

Marc Schindler Bondiguel, en se fondant sur l'étude fine des règlements sur les pensions de guerre et les naturalisations de « soldats indigènes » malgaches, interroge les interactions, de 1889 à 1933, entre la race, la civilisation et le genre comme critères de la rationalité politique et administrative. La production de la catégorie impériale du soldat indigène permit aux autorités de dissocier, sur des critères raciaux, la conscription et la citoyenneté. La logique assimilationniste des militaires, favorables à une véritable conscription coloniale, et donc inévitablement, à moyen terme, à l'assimilation comme citoyens anciens soldats, s'oppose une logique civile, qui exige des démonstrations complémentaires de loyauté des anciens soldats, quels que soient leurs états de service. La racialisation des soldats malgaches, comme des Africains dans leur ensemble, sert à la fois à affirmer leur participation à la Plus Grande France sur le plan symbolique (des races loyales, combatives, guerrières) et à les exclure de la cité sur le plan des pratiques politiques (des races primitives, en voie d'évolution, aux coutumes inassimilables à la modernité française).

Céline Trautmann Waller résume quant à elle les usages de la notion de race chez les philologues en France et en Allemagne pendant la deuxième moitié du XIXe siècle. Elle restitue rapidement les débats qui ont pu opposer ou rapprocher Max Muller, Heymann Steinthal, Ernest Renan, Arthur de Gobineau, August Pott, Moritz Lazarus, Albrecht Weber et Rudolf Virchow sur les rapports entre la race et la nation et la nation et l'humanité. Le débat Müller/Steinthal/Renan autour des racines linguistiques indo-européennes, celui qui oppose Pott à Gobineau, le premier éreintant la théorie de la dégénérescence par le métissage du second, l'opposition entre Renan et Steinthal sur les origines du monothéisme, présenté comme fondamentalement sémitique par Renan mais comme historique et contingent par Steinthal, permettent de dessiner une configuration au cours de laquelle la philologie d'expression française paraît plus racialisante que la philologie germanophone. Mais la configuration s'inverse avec le contexte géopolitique de la guerre de 1870 et de ses suites, Renan se trouvant défendre l'histoire contre la race pour préserver la francité de l'Alsace et de la Moselle, alors que Moritz Lazarus et Albrecht Weber tentent de défendre contre Treitschke et les pétitionnaires de l'université de Berlin l'idée d'une nation ouverte dans laquelle les Juifs, Allemands comme les autres, ont droit de cité. La psychologie raciale, projet d'une « science de l'homme synthétique qui serait à la fois une histoire universelle et une étude de l'homme total », articule dans tous ces cas de manière instable référence à l'histoire et référence aux origines, au-delà des supposées différences sur la pensée allemande et la pensée française de la différence, selon Trautmann-Waller, l'affirmation de la notion de race au coeur des débats sur l'histoire, la culture et l'identité paraît avoir été consubstantielle au processus de constitution des nations modernes, malgré l'opposition apparente entre race et nation.

Agnès Graceffa, abordant la question des lectures historiques, dans l'Entre-deux-guerres, du peuplement « germanique » de la Gaule, explique que le succès du terme de race et le développement de l'anthropologie raciale dans la deuxième partie du XIXe siècle « confrontent les historiens au dilemme [de savoir si] « race » est un équivalent de « nation » ou de « peuple », et de savoir dans quelle mesure « les observations physiques forment un critère valide pour définir l'ethnicité ». Camille Jullian et Ferdinand Lot, tout en souhaitant prendre leurs distances avec Gobineau et plus largement avec le racialisme anthropologique, n'en utilisent pas moins abondamment le vocabulaire de la race, pour parvenir à une « science de l'histoire ethnique ». Ce n'est qu'avec Marc Bloch et le changement de paradigme de l'histoire des Annales, fondée sur l'analyse économique et sociale, que les questions posées par les rapports entre le peuplement germanique et les autres populations en Gaule peuvent commencer à être résolues autrement qu'à l'intérieur de la nébuleuse mouvante du vocabulaire racialisant. Dans le même temps, des historiens allemands comme Franz Steinbach, Franz Petri et Ludwig Schmidt développent des perspectives historicistes qui s'affrontent au racialisme d'une partie de leurs contemporains. L'insistance de chacun d'entre eux sur le mélange les éloigne de l'anthropologie racialiste, mais la mobilisation croissante des faciès pour caractériser des types ethniques témoigne toutefois d'une « contamination progressive des idées des raciologues ».

Benoit Larbiou, dans le dernier article, résume une part de sa thèse sur la construction d'un « savoir politique sur l'immigration », en évoquant le rôle décisif des médecins dans la réinvention de la raciologie française au cours des années 1930 et son implantation au coeur des dispositifs de pouvoir, au temps de Vichy. Il restitue brillamment les conditions dans lesquelles un discours médical racialisé a refait surface, après l'effondrement public de la crâniométrie au début du Xxe siècle, en s'appuyant d'abord sur des médecins. Portés par les innovations en matière de sérologie, mais en s'appuyant aussi beaucoup sur les débats touchant l'immigration, des médecins entreprenants, et notamment René Martial et Georges Montandon, ont pu capter profiter du thème racial omniprésent à la lisière du champ médical et des discours savants pour construire un « espace raciologique », organisé autour d'institutions reconnues, promoteur d'un « nouveau régime intellectuel » opposé à l'autonomisation et à la disciplinarisation des sciences, et fondé sur la médecine comme science première de l'homme et outil majeur de son gouvernement. Mais surtout, la raciologie médicale l'emporte parce qu'elle a permis, dans le champ médical lui-même, de faciliter la protection de la profession contre la concurrence des médecins étrangers. La professionnalisation de la médecine, dans les années 1930, s'appuie sur des critères raciaux, la « longue hérédité nationale » autorisant les seuls médecins français « de race » à soigner les corps français. A partir de cette lutte réussie dans son microcosme, la raciologie médicale peut, par montée en généralité, permettre aux notables médecins de prendre position sur les naturalisations et la nation en général, et de conquérir des positions officielles jusque-là réservées à la raciologie allemande, qui s'organisent dans l'orbite du Commissariat général aux questions juives. L'institut d'anthropologie sociale de Martial, l'Institut d'étude des questions juives et ethnoraciales de Montandon sont quelques unes de ces institutions officielles qui témoignent de l'apogée de la raciologie française, sous l'égide des médecins.

La variété des sujets, la diversité des régions du monde abordés, la pluralité des époques traversées dans l'ouvrage comptent parmi ses atouts. Elles constituent aussi pour une large part sa faiblesse. Résultat d'une journée d'études, l'ouvrage permet de démontrer, selon les mots de Carole Reynaud-Paligot, son éditrice, que « la notion de race a non seulement participé à la construction du discours colonial en en légitimant les pratiques, mais qu'elle a aussi été largement mobilisée dans la construction et l'affirmation des identités nationales ». On peut prendre acte de ces conclusions, ne pas les juger totalement nouvelles, et considérer par ailleurs qu'on reste encore assez loin d'une perspective convaincante sur « les processus d'institutionnalisation [de la discipline raciologique] au sein de l'espace mondial » (p. 9). Entre autres difficultés, il faut noter l'instabilité sémantique qui règne dans beaucoup d' articles, et d'une manière générale dans l'ouvrage pris comme un tout , au point que l'objet même du livre devient insaisissable : il s'agit selon les moments de « l'idée de race », de la « notion de race », de la « pensée raciale », de « l'anthropologie raciale », de la « construction des catégories raciales dans le monde savant », d'une « discipline » et de son institutionnalisation, des « théories raciales », d'un « concept des pensées raciales », des « usages scientifiques et politiques de la notion de race », pour ne citer que les termes qui figurent dans l'introduction. Le même grand écart méthodologique caractérise le volume : entre l'analyse en termes de champ et de profession de Benoît Larbiou, fondée sur des biographies collectives et la restitution d'un espace social traversé de rapports de pouvoirs, et la comparaison de textes savants cités en longues pages et présentés comme se répondant les uns aux autres. Tiraillés entre la description fine des catégories mobilisées dans les décisions administratives et politiques concernant les soldats malgaches et la restitution de trajectoires de « théoriciens de la race » entre science et politique, les différents textes du volume ne parviennent jamais à créer les conditions de leur cumulativité ni de leur dialogue, pas plus que la juxtaposition de cas géographiquement éloignés ne parvient à dessiner un « espace mondial », en l'absence de modélisation de leurs rapports. L'absence d'une conclusion, qui aurait permis de creuser certaines perspectives analytiques esquissées dans l'introduction – une analyse en termes de transferts, une lecture fondée sur le modèle de la concurrence tous azimuts entre sociétés impériales, une analyse comparée de l'inventivité institutionnelle transnationale en matière d'anthropologie raciale – pèse lourd dans cette impression d'inachevé. Et reste donc comme un poids sur l'esprit la question de savoir quelle part a bien pu avoir l'anthropologie raciale dans les désastres du XXe siècle, une interrogation qui hante les différents textes du recueil, polarisés entre une lecture idéocratique – la raciologie a poussé au crime – et une lecture idéologique – la raciologie a banalisé et « rendu possible des pratiques racialisantes » (Larbiou, p. 128) qui de toute façon auraient existé. Il est possible, et même probable, qu'ainsi posée la question condamne à l'aporie ; ce livre, malgré ses qualités, ne propose pas de solution pour en sortir.