Autor(en): | Rosset, François |
Titel: | L'enclos des Lumières. Essai sur la culture littéraire en Suisse romande au XVIIIe siècle |
Ort: | Chêne-Bourg |
Verlag: | Georg éditeur |
Jahr: | 2017 |
ISBN: | 978-2-8257-1053 |
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Timothée Léchot, Universität Basel
E-Mail: <timothee.lechot
Selon François Rosset, la Suisse romande du XVIIIe siècle serait un « enclos des Lumières ». Est-ce à dire qu’elle forme un territoire étroit, réfractaire aux nouvelles idées qui circulent en Europe ou, au contraire, qu’elle concentre toute la pensée des Lumières dans un même espace culturel pour mieux la jardiner ? Dans les dix chapitres d’un essai paru chez Georg en 2017, le professeur de littérature française à l’Université de Lausanne étudie le double mouvement d’ouverture et de repli qui sous-tend la culture littéraire suisse.
Plus précisément, l’essayiste explore « l’interaction qui se noue entre le vécu partagé d’une communauté et les velléités individuelles qui poussent les uns, les unes et les autres à se saisir de la plume […] » (p. 20-21). L’introduction définit ce qu’on peut entendre par « culture littéraire » : un engagement intellectuel en faveur de l’élargissement et de la diffusion des connaissances. Nombreux sont les Suisses qui participent ainsi à l’élan des Lumières. Ce qu’ils cultivent rarement, en revanche, c’est la gloire littéraire, à l’image de Pierre Victor de Besenval qui enfouit ses textes dans un portefeuille aussitôt qu’il les termine. Au premier chapitre, le lecteur accompagne Jean-Jacques Rousseau qui, rentrant à Genève, reste bloqué devant les portes de la ville. Cette situation paraît emblématique d’une clôture helvétique qui favorise l’ordre atemporel et confortable de l’idylle, mais qui se refuse aux esprits inventifs et curieux. En dépit d’œuvres exceptionnellement novatrices comme celle de Rousseau, les productions littéraires suisses du XVIIIe siècle obéissent le plus souvent « à cet impératif du respect des cadres préétablis, qu’ils soient religieux, politiques ou esthétiques » (p. 37).
Le locus amoenus helvétique manifeste bien une forme de clôture qui n’en demeure pas moins perméable à la communication des savoirs et des imaginaires. L’enclos suisse est à la fois central et transposable, ce que Rosset illustre à travers des textes indigènes et étrangers (ch. 2). Le Genevois François Vernes, par exemple, perçoit la région lémanique comme le berceau de l’humanité et le centre de l’Europe dans son poème en prose La Franciade (1789). D’autres auteurs fantasment ce même paradis terrestre non pas en Suisse, mais dans les Pyrénées ou en Arménie. La notion de centre culturel arrête ensuite Rosset qui montre que Lausanne a joué le rôle d’un pôle de l’esprit et de la civilité auprès des Bernois, tandis que Paris remplissait cette fonction auprès des Lausannois (ch. 3). Un chapitre original transporte le lecteur à Soleure, siège de l’ambassade de France, d’où s’exprime Franz Jakob Hermann, prêtre et fondateur de la Société économique locale en 1761 (ch. 4). On y perçoit l’ambivalence de certains agents culturels suisses, confrontés au désir d’épandre chez eux la philosophie des Lumières, tout en l’endiguant dans « un ordre de valeurs ancien de même qu’un ordre politique intact » (p. 95). Ce paradoxe éclaire non seulement une situation intellectuelle, mais encore tout le répertoire des personnages de romans tiraillés entre l’entretien d’une vertu séculaire et le vif désir de marcher avec leur temps.
Rosset consacre deux chapitres successifs à des Vaudois, le docteur Samuel Auguste Tissot et le naturaliste Élie Bertrand (ch. 5 et 6). Là encore, il adopte une perspective décalée : au lieu d’insister sur l’insertion européenne des deux savants, il se penche sur leur rapport au livre, à l’écriture, à la jouissance esthétique, à l’auctorialité. Écrivain « malgré lui », Tissot se caractérise par un « mélange de curiosité intellectuelle et de conservatisme esthétique » (109), déployant une langue très travaillée, mais ravalant tout engouement littéraire trop manifeste. De même, Bertrand conserve toujours une posture de savant dans ses productions. S’il touche à la poésie ou s’il fait un pas vers le roman, sa modération ne laisse aucune prise aux impulsions de l’enthousiasme. Même chez les auteurs suisses qui s’adonnent plus franchement aux vers, tels que Philippe-Sirice Bridel, le désir de développer une poésie originale se heurte au ressassement prudent de motifs convenus (ch. 7).
Parcourant un corpus suisse presque inexploré sous l’angle littéraire, celui des écrits personnels (ch. 8), Rosset y traque la manière dont le scripteur s’exprime et se perçoit en tant que sujet écrivant. Une fois de plus, ce sont les flottements et les indécisions qui frappent : un « désir de restituer le vécu » le dispute sans cesse à la « tentation de faire œuvre » (p. 185). Quant à elles, les correspondances privées permettent d’évaluer la conscience que les Suisses et les Suissesses ont de leurs propres carences stylistiques qui, loin de constituer toujours un handicap, sont parfois interprétées comme le gage d’une communication sincère et sans artifice (ch. 9). Après avoir écouté ces voix anonymes, Rosset interroge la prédilection d’Isabelle de Charrière pour le genre épistolaire et la continuité, chez Germaine de Staël, entre la conversation, l’usage de la lettre et la diffusion des idées. Puis vient le tour des romanciers (ch. 10). Dans les fictions qui ont pour cadre la Suisse, celle-ci apparaît comme « un objet de convention » et « un modèle qu’on peut activer quand on en a besoin » (p. 212). Elle incarne la vertu et le bonheur, par opposition aux régions instables ou corruptrices. Or ce n’est pas le choix d’un cadre helvétique qui caractérise la production romanesque suisse, mais plutôt le respect scrupuleux d’une orthodoxie morale et esthétique. Sans déroger à la règle, Victor de Gingins et Jean-Henri Maubert de Gouvest développent par exemple leurs romans dans un décor oriental.
Cette recherche surplombante et nuancée associe les grands auteurs aux littérateurs oubliés ; elle mesure à la fois les tensions et la tentation de l’écriture dans une région majoritairement protestante. Composé d’articles remaniés et de chapitres inédits, l’ouvrage est dépourvu de conclusion. François Rosset choisit donc de ne pas enclore à son tour un champ de recherche dont il contribue à renouveler l’intérêt. En effet, il tend des passerelles entre les différentes pratiques d’écriture, sans négliger le for privé ni l’activité scientifique. Le terrain des historiens de la littérature s’en trouve élargi, et enrichi par l’émergence de problématiques qui transcendent les genres. Profitant d’une langue claire, d’une érudition dosée, d’une confection élégante et d’un prix abordable, l’essai n’est pas destiné aux seuls spécialistes. Ces derniers y trouveront cependant un appareil scientifique complet : de généreuses notes en fin de chapitres, une bibliographie et un index.