F. Garufo: L'emploi du temps

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Titel
L'emploi du temps. L'industrie horlogère suisse et l'immigration (1930–1980)


Autor(en)
Garufo, Francesco
Erschienen
Lausanne 2015: Editions Antipodes
Anzahl Seiten
341 S.
Preis
€ 24,55
URL
Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Toni Ricciardi, Université de Genève

Dans l’imaginaire collectif international, si on pense à la Suisse, l’un des symboles les plus immédiats est sûrement lié aux horloges. "L’emploi du temps" de Francesco Garufo a le mérite de s’insérer dans le courant historiographique qui considère l’histoire de l’horlogerie comme un élément identitaire suisse. En fait, l’auteur relie directement l'histoire industrielle de ce secteur spécifique, l’un des plus importants en termes d'exportations, au développement industriel du pays.

Le but de l’auteur, qui apporte une contribution incontestable à l’histoire de l’industrie suisse après la Seconde Guerre mondiale, est de démontrer que la migration, interne et surtout étrangère, a contribué de manière significative à l’évolution des processus de production du secteur horloger, en établissant le rythme du changement. Jusqu’aux années 1950, la production horlogère est territorialement identifiable, en particulier dans la zone autour du canton de Neuchâtel.

Conceptuellement, Garufo base son analyse sur trois éléments capables de modifier par leur action le secteur productif. Les trois perspectives utilisées, qui correspondent aussi aux trois chapitres du livre, sont les régulateurs (Etat, patronat et syndicats), les entreprises, avec la manufacture horlogère de Tissot comme étude de cas, et enfin, les migrants. Cette structure est liée à la fois aux sources utilisées mais reflète également l’approche adoptée – une microhistoire sur différents niveaux d’analyse, en partant des acteurs collectifs jusqu'aux individus – au fil de la période qui va de 1930 à 1980.

Dans le premier chapitre, grâce à une reconstitution historique méticuleuse, l’auteur examine le marché du travail du secteur horloger du point de vue des régulateurs. Le secteur se libéralise progressivement seulement à partir de la seconde moitié des années 1950. Malgré le fait que la Confédération ait signé le premier accord de recrutement de travailleurs étrangers avec l'Italie en 1948, les organisations de l’horlogerie, filles du cartel du secteur né dans les années 1920 et démantelé en 1961, ont évité d'utiliser ce type de main-d’œuvre jusqu’en 1955. Il est également souligné à plusieurs reprises, à l'aide d'une utilisation attentive des sources d’archives, que les syndicats s’opposent fortement au recrutement de la main-d’œuvre étrangère: en essayant de protéger les habitants locaux, plusieurs formes de xénophobie sont alors exercées.

Les étapes menant à la progressive et inévitable libéralisation du secteur sont décrites d’une excellente manière et illustrent clairement l’évolution de l’utilisation de la main-d’œuvre, pas seulement locale mais provenant également du Valais et du Tessin. Le cas du Valais est emblématique: à partir de la fin du XIXe siècle, certaines grandes industries, en particulier de la Suisse alémanique, ont été attirées dans le canton par l’énergie et la forte production hydroélectrique. De fait, les deux tiers des glaciers suisses se trouvent dans le Valais. L’absence d’un approfondissement de cet élément est sans doute la seule véritable lacune du premier chapitre, qui décrit assez bien les étapes qui précèdent le recrutement des frontaliers de la France voisine, puis des Italiens.1

Utilisée comme étude de cas, la manufacture horlogère de Tissot, avec son siège au Locle, dans le canton de Neuchâtel, est l’objet du deuxième chapitre. Grâce au dépouillement intelligent des archives de l’entreprise, l'auteur offre, en utilisant le modèle et les coordonnées du premier chapitre, une analyse détaillée de la façon dont les décisions des régulateurs ont été mises en œuvre et comment elles ont affecté les choix de l’entreprise. Le cas de Tissot est très intéressant ; il s’agit d’une entreprise dont le processus de production est intégral : les horloges y sont construites du début à la fin. En outre, dans le contexte territorial de Neuchâtel, qui en 1974 employait 52,3% de la population dans le secteur de l’horlogerie, il est possible d'analyser les différentes phases et les impératifs économiques qui poussent Tissot vers une production à grande échelle. Garufo restitue en détail la séquence des chiffres du recrutement de la main-d’œuvre.

Jusqu’en 1945, les Italiens et les Italiennes venaient du nord du pays. De façon générale, il s'agit là d'une constante pour toute la Suisse et pour tous les secteurs de la vie économique et productive jusque dans les années 1960 - qui ne concerne donc pas uniquement l'entreprise Tissot. La Vénétie, dans l’Italie du nord-est, était la région qui fournissait le plus gros contingent dans cette phase historique. Approfondir ultérieurement le thème aurait été souhaitable.

Le dernier chapitre est consacré aux migrants, en particulier à la migration italienne après la Seconde Guerre mondiale. De ce point de vue, les efforts déployés par Garufo sont louables et appréciables puisqu'il ajoute un élément historiographique sur cette période, qui a vu dans les dernières années une prolifération d’ouvrages historiques sur la présence italienne en Suisse. De même, l'exemple de Roncola, dans la province de Bergame, est utile pour décrire les logiques du départ, en l’utilisant comme modèle du parcours migratoire. Les sources orales auraient certainement été davantage utiles si elles avaient été utilisées tout au long de la narration du livre, plutôt qu'à la fin. Mais ce choix est justifié par la structure donnée au travail.

"L’emploi du temps" est sans aucun doute une contribution intéressante pour approfondir en détail les développements et les changements dans un secteur important de l’industrie suisse comme celui de l'horlogerie. La narration du point de vue du genre est au centre de l’ensemble du travail et réussit à combler, en partie, la lacune historiographique liée à la prévalence du point de vue masculin dans l’étude de la migration italienne en Suisse dans la période d'après-guerre. Car dans le domaine de l'horlogerie, les femmes ne représentent jamais moins de 50 à 60% - parfois jusqu’à 80% - du total des travailleurs employés. Le recrutement féminin est lié à deux éléments. D’une part, il était justifié, au moins jusqu'aux années 1960, par le besoin de "petites mains". Aussi, l'usage intensif de cette main-d'œuvre était lié à la crainte que l’art horloger suisse puisse être volé, copié et utilisé à l’étranger.

L’auteur fait un effort considérable, surtout dans les deux premiers chapitres, tant du point de vue de la terminologie que de la statistique, en fournissant un rapport rigoureux des chiffres et des pourcentages qui peuvent représenter un outil précieux pour tous ceux qui désirent traiter le sujet de façon scientifique.

Toutefois, le compte rendu détaillé pénalise excessivement la narration globale ainsi que la contextualisation historique des événements. Le fait de ne pas suivre une seule chronologie, mais de préférer l’utilisation de trois chronologies différentes – bien qu’expliqué dans l’annexe et soutenu par le "lexique des termes techniques de l’horlogerie" – a forcé Garufo à répéter plusieurs fois les mêmes passages. Cela affecte l'évaluation de l'ensemble du travail.

À l’opposé, certains aspects auraient dû être examinés d’une manière plus rigoureuse, y compris le contexte général, mentionné à plusieurs reprises de façon succincte, ou encore la période des référendums anti-étrangers. On regrette également que certaines parties soient seulement accessibles aux lecteurs spécialistes. En outre, l’écart salarial entre les hommes et les femmes ou entre les ressortissants suisses et les étrangers, la méridionalisation du flux migratoire de l’Italie, les formes perpétuelles de discrimination entre la main-d’œuvre qualifiée et non-qualifiée, liées notamment au logement, n’étaient pas des particularités de l’entreprise horlogère Tissot, mais représentaient des constantes de l’époque. Souvent, l’auteur oublie l’importance de la contextualisation à l’égard de la migration italienne de la période et se limite à utiliser son étude de cas comme modèle explicatif des dynamiques migratoires générales probablement bien plus complexes. On regrette à ce propos l’abscence dans la bibliographie du travail de Garufo d’une série d’ouvrages récents sur les dynamiques plus large et englobantes du phénomène migratoire italien en Suisse après la Seconde Guerre mondiale.2

Les notes:
1 Werner Bellwald / Sandro Guzzi-Hebb (éd.), Ein industriefeindliches Volk. Fabriken und Arbeiter in den Walliser Bergen, Baden 2006; Jean-Henry Papilloud, Le Valais et les Etrangers du XIXe XXe, Sion 1992; Beat Kaufmann, Die Entwicklung des Wallis vom Agrar- zum Industriekanton, Winterthur 1965.
2 Gérald Arlettaz / Silvia Arlettaz, La Suisse et les étrangers. Immigration et formation nationale (1848–1933), Lausanne 2004; Klaus J. Bade, L’Europa in movimento. Le migrazioni dal Settecento a oggi, Roma-Bari 2001; Sahra Baumann, …und es kamen auch Frauen. Engagement italienischer Migrantinnen in Politik und Gesellschaft der Nachkriegsschweiz, Zürich 2014; Paolo Barcella, Venuti qui per cercare lavoro. Gli emigrati italiani nella Svizzera del secondo dopoguerra, Bellinzona 2012; Jean Batou / Mauro Cerutti / Charles Heimberg / Marc Vuilleumier (éd.), Pour une histoire des gens sans histoire: ouvriers, exclues et rebelles en Suisse: 19e–20e siècles, Lausanne 1995; Sonia Castro / Michele Colucci (a cura di), L’immigrazione italiana in Svizzera dopo la seconda guerra mondiale, in: Studi Emigrazione / Migration Studies 180 (2010), p. 771–896; Mauro Cerutti, Un secolo di emigrazione italiana in Svizzera (1870–1970). Attraverso le fonti dell’Archivio federale, in: Studien und Quellen / Studi e fonti 20 (1994), p. 11-141; Ernst Halter, Das Jahrhundert der Italiener in der Schweiz, Zürich 2003; Morena La Barba et al. (éd.), La migration italienne dans la Suisse d’après-guerre: Identités, discours et réalités, Lausanne 2013; Hans Mahnig et al. (éd.), Histoire de la politique de migration, d'asile et d'intégration en Suisse depuis 1948, Zürich 2005; Josef Martin Niederberger, Ausgrenzen, Assimilieren, Integrieren: die Entwicklung einer schweizerischen Integrationspolitik, Zürich 2004.

Redaktion
Veröffentlicht am
22.01.2016
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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